Indications, octobre 2007, par Pol Charles
Lectures d’écreigne
Thierry Guichard, dans Le Matricule des Anges, septembre 07 : « Voilà près de cinquante ans que Pierre Silvain publie des livres […]. II serait temps qu’on le lise… » Pour, en l’occurrence, découvrir quoi ?
Un récit qui brasse la grande Histoire (Valmy, le 20 septembre 1792, la victoire française de Dumouriez et Kellermann sur l’armée du roi de Prusse décimée par la dysenterie et battant en retraite, de sorte qu’on « peut suivre leur parcours à la chiasse qui le jalonne ») et celle d’un Julien Letrouvé « découvert nouveau‑né à la corne d’un champ de seigle », devenu colporteur de petits livres bleus et partant pour des semaines, trois fois l’année, jusqu’à sa rencontre avec un déserteur prussien. Le grenadier Voss ne quitte pas seulement son armée, il renie sa langue elle‑même : « il venait de prendre conscience d’une chose qui le stupéfia ; depuis un moment, il ne pensait plus qu’en français. » C’est qu’au palais de Sans Souci, chez Frédéric le Grand, il était le fils de l’éclairagiste des bougies, et un certain Voltaire qui dictait Micromégas à son secrétaire lui avait prédit : « Demain, c’est vous qui serez le Maître des Lumières », avant de lui offrir un encrier de voyage.
Un roman initiatique métissé de fantastique : l’athanor serait « l’écreigne », un palais souterrain, troglodytique où l’enfant trouvé s’éveille « au mystérieux pouvoir des lectures. » Dans cette grotte qui accueille les garçons avant leur puberté, des femmes filent la laine, l’une d’elles lit « souverainement », à voix haute, comme si c’était un rituel, un livre de la bibliothèque bleue, sans doute est‑ce La Forêt des Merveilles. Pour pénétrer dans l’ écreigne, « seul endroit où les livres ne risquent rien », Julien doit passer par une étroite ouverture, en forme de goulot, les fileuses travaillent jambes écartées dans « la caverne amniotique » et, pour en émerger, une même vision s’impose chaque fois à l’enfant : « celle du petit veau sanglant que les mains […] retiraient d’une vulve. » Métaphore transparente d’une double naissance : à la vie des mots et à la vie tout court. Quand il se masturbait, « après une fulgurance qui lui poissait les doigts, […] Julien Letrouvé écrivait avec de l’encre sympathique un livre qu’il ne tiendrait jamais dans ses mains. » Car cette naissance est contrariée : le colporteur ne sait pas lire, « incapable, au plus haut point, de reconnaître la moindre lettre, à la rigueur le O parce qu’il évoquait l’anneau de fer qu’on passait au mufle des taureaux pour y ajuster la chaîne par quoi les tenir court en les menant à la saillie… »
Un poème à la recherche du paradis des mots, perdu malgré les intercesseurs convoqués dans les rêves, les hallucinations, les anticipations et les rétrospectives. Rimbaud, grand marcheur à l’instar du colporteur battant la Champagne, l’Ardenne et l’Argonne, qu’il aurait pu croiser à quatre‑vingts années près. Le Fabrice qui ne vit rien, Stendhal y insiste, de la bataille de Waterloo, comme le soldat Voss désertant avant celle de Valmy. Où furent Goethe et Chateaubriand – ce dernier y « contracte […], plus noblement qualifié de maladie des Prussiens, la courante. On ne sait s’il souille l’uniforme blanc par quoi il se fait remarquer de Brunswick et du roi. » On a déjà croisé Voltaire, voici l’astronome Laplace qui « s’occupe du ciel et du grand manège qui tourne là‑haut », ce qui n’interdit pas de revoir « un soir de grande lassitude, avec une acuité que n’avait pas ternie l’usure du temps, le jeune colporteur qu’il avait pris dans sa voiture, la pluie redoublant de furie, sur la route de Rethel. »
Un hymne à l’amitié. Voss et Julien. Tout sépare le liseur et l’analphabète. Un identique secret les rassemble. Voss a poignardé puis émasculé un Hongrois qui l’avait sodomisé : « Le geste fut bref, précis, la lame resta plantée dans la moitié de sa longueur juste sous le cœur… » Julien a commis un meurtre symbolique : « même si ce n’était pas un vrai meurtre, d’abord parce qu’on l’avait forcé à l’accomplir […], ensuite parce que la victime n’était qu’une image qui la représentait sur une cible » : un Juif peut‑être colporteur comme lui, le Juif errant « dont il connaissait l’histoire, il l’avait entendu lire pendant les veillées dans l’écreigne. » Le Prussien sauve le colporteur de la noyade : autre nouvelle naissance. Ils se réfugient dans une clairière qui, « comme l’écreigne, était un lieu clos. » Le rituel de la lecture peut derechef s’y célébrer : « Tu veux bien que je te lise ce qui est écrit là ? […] Oui, lis‑le‑moi. » Et Julien de déplacer ses yeux en même temps que ceux du liseur « le long des lignes, douloureux à force d’attention » portée sur les petits signes noirs qui s’y égrènent. En rêve, Julien verra défiler « une colonne de silhouettes noires avançant avec lenteur » : des chasseurs dans la neige. Les fusils. Pareils à celui brandi par l’un des soldats « sortis de la forêt comme si eux‑mêmes avaient été des arbres », et parvenus dans la clairière. C’est là que disparaissent les livres, livrés par les soudards à un autodafé qu’annonçait l’épigraphe de Bradbury(Fahrenheit 451) : « Brûlons‑les… » C’est là que Voss disparaît, parce qu’il retrouve sa langue natale aussitôt mortelle : « Tu devrais leur donner l’ordre de se presser, car il va pleuvoir. […] Le soldat répéta sa phrase, puis partit d’un grand rire et ne s’arrêta plus jusqu’à ce qu’il sentît la brûlure de la détonation. »
Enfin ce livre est un hymne à l’amour. La dernière rencontre de Julien ? Une femme, analphabète elle aussi. Une autre vie est‑elle possible, où les livres, comme dans l’écreigne, ne risqueraient rien ? « Vous me l’apprendriez, n’est‑ce pas, à moi qui n’ai jamais tenu un livre ? Elle s’aperçut qu’il souriait. Julien Letrouvé lui tendit le petit livre bleu qu’il était seul à voir. Mais ayant compris son geste, à son tour elle tendit la main pour le prendre. »
Un mot encore. L’écriture est superbe, miracle d’équilibre entre préciosité maîtrisée (ah, ces mots rares!) et précision du trait (ah, ces coloris !). Des exemples ? Privilégions les comparaisons. Un commis aux écritures d’une librairie s’ébroue « au‑dessus de son écritoire à la façon d’un maigre oiseau poussiéreux. » Julien et Voss se goinfrent de mûres : « ils se firent dans leur gloutonnerie des faces cramoisies d’ivrognes. » Enfin une délicieuse correspondance miniaturisée, ou une mise en abyme, comme on voudra : « La chaise à porteurs avait à son flanc un blason peint, noir et doré, comme une énorme mouche qui s’y fût posée. Plus haut que la mouche s’encadrait entre de petits rideaux jaune d’or, une autre mouche minuscule collée à sa pommette, la face exsangue d’un vieillard surmontant le jabot extravagant d’un pigeon au comble de l’exaltation… »
Un conseil ? Il serait temps qu’on lise Silvain.