La Croix, 19 juin 1994, par J.-M. de Montremy
« Les enfants de la faute »
Dans cette partie-là de Provence, le soleil se livre sur les arbres, l’herbe et la pierre à une sorte de compression. Il n’y a pas d’autre bruit que celui des chaleurs sèches – une forme de silence, dans lequel les personnages de Michel Séonnet se trouvent eux-mêmes soumis à la terrible compression de leurs souvenirs, marqués par les deux guerres. Ils vivent dans un perpétuel arrêt-sur-souvenir, à l’ombre de leurs greniers, de leurs livres, de leurs malles. Et, dehors, la lumière concentre un peu plus sur lui-même le vieux paysage où les chênes sont comme les anciens dieux et où les parfums semblent monter des introuvables voyelles bibliques.
En ce sens, les trois générations réunies par le récit de Michel Séonnet sont bien des « enfants de la nuit ». Les grands-parents ont connu 14-18 ils se sont enthousiasmés pour les généraux catholiques, écartés du maréchalat par une République mesquine. Depuis, ils sont les soldats d’une Église en marge, profondément contradictoire où la tradition se mêle aux enthousiasmes du XIXe siècle. Ces nostalgiques de l’ordre chrétien lisent avec flamme Lamennais, le prêtre-prophète qui voulait recréer l’Église du Peuple : le papiste devenu antipapiste, le légitimiste devenu socialiste. Chacun des chapitres, chacune des images intensément explorées, se présente comme une variation deDes paroles d’un croyant (1833), « Enfants de la nuit, le couchant est noir, mais l’Orient commence à blanchir… »
La vie des Bertini, la vie des Laugier, ne se tisse pas que de souvenirs. Elle est marquée par la faute : les « enfants de la nuit », ce sont aussi les jeunes gens qui s’engagèrent dans la Milice, leurs uniformes bleu-noir. Il y eut vite, pour eux, la défaite, les règlements de comptes, la traque à travers l’Europe, la vie cachée. Et la honte, sur cette vieille famille de Provence, la rancœur, le ressassement secret des avanies subies à la Libération, des convictions perdues. Tout se comprime, avec le soleil, sur l’immuable paysage, et dans la mémoire de Louise, la plus jeune. Elle aussi, bercée par lesParoles d’un croyant, penche vers le terrorisme et le gauchisme.
La force de ce premier roman tient évidemment à l’écriture, très ample. Michel Séonnet ne raconte pas une histoire. Il la fait raconter par les paysages, par la rumination intérieure, par la juxtaposition des scènes : Lamennais ou Action directe ne sont à leur manière qu’une des musiques de la quête intérieure, comme l’écorce du chêne, les plantes sèches ou les vieux mots de Provence.
Le livre se commence lentement, le lecteur cherchant ses repères, tout en étant retenu par la force des phrases. Au fur et à mesure, la lecture s’organise aisément. Il n’était donc pas indispensable de clarifier l’intrigue par l’insertion – à intervalles réguliers – de dialogues issus d’un procès imaginaire. Ils permettent certes de mieux situer les personnages mais finissent par sembler maladroits. Simple détail. Michel Séonnet possède une densité d’inspiration et d’expression qui devraient faire de lui un écrivain d’importance.