La Croix, 8 septembre 1996, par Francine de Martinoir
« Michel Séonnet, l’Algérie au cœur »
Le personnage central de ce roman, deuxième ouvrage de Michel Séonnet, pourrait adopter la définition que Claudel donnait de la patrie, « la mer et les vivants », et qu’il opposait à celle de Barrès, « la terre et les morts ». Pourtant, des morts, il y en a beaucoup dans ce récit : faute d’avoir pu empêcher le sang de couler, dom Aymard, vieux prieur d’une chartreuse dans le sud de la France, décide d’attendre sa fin proche en haut de la tour sarrasine, voisine du monastère.
Dans nombre de fictions, aujourd’hui, tout se passe comme si, depuis des décennies, rien n’était arrivé dans l’écriture ou dans l’Histoire. Ce roman, au contraire, unit souci d’une construction élaborée comme une forme musicale et présence du tragique contemporain. L’exergue du prologue rappelle ce qu’étaient les sextines, ces poèmes des troubadours où le dernier mot de la strophe – six en tout – était repris dans la suivante, donnant ainsi l’impression d’un tournoiement, d’un vertige. Six mots ponctuent le texte, comme ils ont ponctué la vie du chartreux : mer, poussière, guerre, lumière, terre, prière. Cette tour sarrasine avait-elle été construite par les Sarrasins ou par leurs ennemis ? L’ultime combat du moine, avec l’Ange du désespoir, a lieu le 22 mars 1994 : il vient d’apprendre qu’un journaliste algérien a été assassiné.
Car au cœur du roman, il y a l’Algérie, cette terre si mal aimée, blessée, souffrante. Dom Aymard n’a jamais franchi la mer qui devrait unir les hommes comme dans le rêve claudélien, mais le fracas du monde et des armes est parvenu jusqu’à lui depuis cinquante ans. Les autres personnages sont acteurs de l’Histoire, mais aussi victimes : le sergent Lakhdar Kalfaoui aide à libérer la Provence, mais il ne peut faire échapper à la vindicte villageoise Roseline qu’il aime. Bien des années après la fin de la guerre d’Algérie, le lieutenant Sordello repart en opération, la nuit, en rêve. Exactions, meurtres, vengeances, « pour effacer l’ardoise », dit Sordello, mais le prieur lui répond que l’ardoise reste grise. Tout comme jadis un moine avait représenté une sainte en trichant sur les dates, ces êtres sont évoqués dans une chronologie bouleversée, le récit éclate en morceaux que dom Aymard tente de rassembler dans sa mémoire tout au long d’une journée que devraient scander les six moments de la vie monastique qui divisent le texte : prime, tierce, sexte, none, vêpres, complies. 1944 : le sud de la France est tout heureux d’accueillir les Algériens qui, venus libérer, chantent : Pour le pays, pour la patrie, mourir si loin. C’est nous les Africains. 1945 : la paix est célébrée en Algérie et en France, mais des Algériens sont massacrés là-bas. Quelque temps plus tard, commence « la guerre qui ne dit pas son nom ». Plus tard encore, des harkis habitent dans le Midi, mais « à l’écart, bien sûr, le plus loin possible » de ce village qu’ils avaient libéré. Et puis, quelques années après, la violence se déchaîne encore de l’autre côté de la mer. Lakhdar et Roseline, de nos jours, Alaète de Brayer et Omar Ben Mansour le Maure, dans une vieille histoire du pays : le vieux prieur se demande pourquoi les amours semblent impossibles d’une rive à l’autre. Il en vient à penser qu’il existe une fatalité de la haine attachée aux lieux.
Ce très beau roman est dédié au romancier algérien Tahar Djaout, assassiné en 1993. Son ombre rôde dans ces pages, comme celles d’autres écrivains, Mouloud Feraoun, Kateb Yacine.
Pendant cette journée, dom Aymard parle à Tobias. Un post-scriptum révèle – que ce jeune novice arrive e au début de 1996 au monastère de Tibhirine. Le 27 mars, il est enlevé par un commando islamiste. La suite, on la connaît. Il y a des histoires qui ne se terminent pas avec l’achevé d’imprimer.