La Feuille volante, avril 2010, par Hervé Gautier
Gaston Bachelard écrit quelque part que l’enfance subsiste en nous toute la vie.
Ce récit est celui d’un homme qui évoque cette enfance marocaine à travers le figure de sa mère et de l’amour exclusif qu’il lui porte, avec, en contre-point, la silhouette du père qu’elle rejoint sur cette terre africaine où ils vont s’établir. Il la revoit assise sur une plage, apparemment oublieuse de l’enfant qui l’accompagne, il se remémore l’image du père, mais seulement à travers ses silences, ses absences et ses étreintes d’époux. Il incarne le travail de la terre, il est « ce revenant de l’aube qui, environné d’un silence de tombe à peine froissé, n’est déjà plus là », autant dire un fantôme qu’accompagne cependant le visage tourmenté de Samuel Beckett auquel son fils l’identifie. Il choisit de se souvenir de lui à travers des épisodes de sa vie, sa guerre dans le Rif, son mariage à trente ans, sa nouvelle vie dans une ferme d’Afrique du Nord, de l’histoire et de l’amour de ce pays, de la ferme isolée devenue dangereuse, des attentats aveugles, de la terre que l’on fuit à cause de l’indépendance, pour rester en vie et des tombes qu’on abandonne, la mort du père devenu désœuvré et le veuvage de la mère. Il parlera aussi de la grande guerre, mais c’est comme si l’histoire du monde autour de lui ne comptait pas au regard de la sienne. Parce que c’est elle, Angèle, qu’il revoit, petite fille dans un village du Limousin. Il ne voit qu’elle, à la fois femme et mère, étrangère et familière qui alterne tendresse, attention et détachement. Il tente de profiter de ses moments de complicité et d’intimité avec elle. Le narrateur, qui finit à la fin par décliner son récit à la première personne, lui donnant ainsi un tour plus personnel, refait à l’envers la vie de ses parents avant sa naissance autant qu’il évoque la sienne, en Allemagne, loin de cette mère qu’il adorait.
Bien qu’il ne soit pas un enfant unique de ce couple (deux autres sont restés en France et un autre frère naîtra emporté par le croup), le narrateur donne l’impression d’être seul face à cette mère qu’il nous présente au début, assise face à l’océan. Elle regarde au loin vers l’horizon et semble absente. Il semble que le temps ne compte pas dans ces instants faits de détachement et de complicité et cette image silencieuse de la vie, évoque celle de cette même femme, face à la fenêtre de sa cuisine, qui entre silencieusement dans la mort. Il choisit de cristalliser son souvenir sur la figure maternelle toujours présente à son esprit malgré les nombreuses années écoulées depuis sa disparition.
Avec de nombreuses analepses (« le temps bouleversant du ressouvenir »), l’auteur, juste avant sa mort en 2009, nous fait revivre cette période de l’enfance, à la fois tendre et tourmentée, grâce à une écriture poétique et fascinante. La langue qu’il emploie pour son cette évocation de l’amour filial donne pour son lecteur un texte bouleversant, un véritable poème ne prose. Cet écrivain qui a été toute sa vie d’une grande discrétion offre là une œuvre ultime, comme un message destiné autant à l’au-delà qu’à l’humanité du présent et de l’avenir. Son écriture précieuse et simple reste, pour notre plus grand plaisir.