La Quinzaine littéraire, 16 janvier 2014, par Gabrielle Napoli

Trouver sa langue maternelle

Antoine Wauters, auteur belge connu surtout pour sa poésie, propose aujourd’hui un roman, Nos mères, dans lequel un jeune garçon confronté à la barbarie de l’Histoire endosse progressivement son habit d’écrivain. Le souffle poétique de Wauters est renforcé par des extraits de poèmes d’Andrea Zanzotto, de Josep M. Sala-Vaildaura, de Juan Gelman, ou encore de Nazim Hikmet.

L’auteur, sous l’égide de Jean Charbel, à qui il confie l’épigraphe du livre, fait le choix de la première personne du pluriel pour raconter l’itinéraire, dans un pays du Proche-Orient, d’un garçon isolé par la guerre, le deuil et la douleur maternelle : « Comme si j’étais plusieurs enfants et toi plusieurs mères à la fois, et comme si tout ce que je souhaitais finalement, c’était ça : diluer nos souffrances en fragmentant nos vies. » Et ce parti pris fonctionne à merveille, non pas exactement parce qu’il dilue la souffrance, mais au contraire parce qu’il en rend compte avec acuité, dans une distance parfaitement maîtrisée. Ces mères, donc ces mères méditerranéennes, majestueuses, fredonnant des airs de Marie Keyrouz en fumant de longues cigarettes très fines, sont aussi des mères souffrantes, perdues à jamais depuis la disparition de l’homme de leur vie, mort qu’elles racontent, « pieds nus sur la terrasse face à la Méditerranée […] entre leurs dents, tout bas, toujours entre leurs dents. Mort dans la boue des poussières d’obus disent-elles, et mort dans la poussière des tirs de kalachnikovs des milices adverses, répétons-nous, entre nos dents aussi, tout bas, tâchant de ne pas les affoler ».

Aux souffrances des mères répondent celles des fils, dans un chant choral qui s’exprime pour soulager, car le « dire nous fait vivre, dit Charbel. Et le dire nous soulage, répétons-nous en chœur », propos qui rythme le récit à la manière d’un refrain. C’est une ville en guerre, un pays en guerre, « très reculé du monde », où les roches ne sont que de « vulgaires cailloux sans nom, on marche dessus et – TATATATA ! – ils explosent. TATATATA ! » Et c’est de ce pays qu’il faudra éloigner les enfants, c’est du moins ainsi que les mères envisagent le seul avenir possible, ces mères qui « s’avancent, minuscules dans leurs robes bariolées faussement gaies, sur le dernier piton rocheux de la folie, après quoi c’est encore le vide et là, vraiment la mort. D’ici où nous vivons, cela ne fait aucun doute ».

L’enfant est enfermé, tout en haut, à l’abri, dans l’entassement vertical des corps, « grand-père en dessous […] qui fond jour après jour et nos mères en-dessous de grand-père, […] et avec papa, bien en-dessous de tout ça encore, séché comme une croûte de caramel durci au soleil, papa », en une fraternité de douleur et d’angoisse qui trouve dans le chant le seul exutoire possible : « Nous chantons. Avons les langues pour ça, les langues des rifs et des rochers troués de partout pour le rapide passage et le torrent vital et nous sourions. » Puis c’est l’exil vers l’Europe, une nouvelle mère, Sophie, et une nouvelle quête qui commence, celle de la singularité, pour trouver une mère unique, une langue propre, un je approprié. L’entreprise est ardue, mais les efforts de Jean seront récompensés au moment où, enfin, il peut voir puis raconter l’histoire qui alourdit Sophie depuis si longtemps.

La naissance de l’écrivain a donc lieu à partir du moment où Jean franchit cette ligne, qu’il pensait infranchissable, entre le pays en guerre et l’écriture de la guerre, de cette guerre intime dont nous sommes peut-être tous, peu ou prou, le champ de bataille, ce passage de l’enfance propre, mais plurielle, à l’enfance de l’autre, unique. Dans ce roman, trois parties retracent ce parcours, de la parole chorale à l’écriture du père, mais le père de l’autre ; Sophie, cette étrangère si familière, Jean parviendra enfin à l’appeler « maman ». Si les mères sont centrales dans le récit, c’est parce qu’elles sont marquées par une béance, celle de l’époux, ou du père. La quête de l’écriture se lit alors comme celle de cette figure manquante, masculine, le père fantôme, que l’on soit au Proche-Orient ou en Europe ; fantômes de l’existence de Jean et de Sophie qui se répondent d’une partie du livre à l’autre, d’un pays à l’autre, et qui s’incarnent dans une langue que le garçon peut s’approprier en trouvant sa singularité à lui. Un garçon devient écrivain, et cette histoire se construit justement grâce à cet écrivain qu’il est devenu, ce Jean Charbel à qui le récit fait sans cesse référence, dans un entrelacement des voix et des souffrances, transmuées en un chant poétique.