La Quinzaine littéraire, 16 septembre 2009, par Hugo Pradelle

La vie derrière soi

Pierre Silvain entreprend le ressouvenir de son enfance au Maroc, de sa mère, de leurs rapports étranges, cruels et innocents à la fois, de ses secrets de jeunesse, de son rapport à la disparition et à l’écriture. Il signe un récit bouleversant, plein de clarté, la chronique d’un amour compliqué, d’une recouvrance.

Assise, sur une plage, devant la mer, une femme laisse les vagues glisser le long de ses cuisses, la dépasser, la recouvrir pour un instant, avant de se retirer dans un crissement d’éclats de coquillages, et de recommencer. Elle regarde fixement un point à l’horizon, sans que l’on sache pourquoi, ni ce que cette fixation recouvre. En arrière-plan, un enfant la regarde, faisant semblant de dormir, jouant au pied des dunes, fasciné et absent à la fois. Voici la scène inaugurale du récit que Pierre Silvain consacre à ses années d’enfance au Maroc, en cet « endroit où il ne neige jamais », aux rapports inquiets qui le lient à cette femme, la manière de jeu qui les occupe, les rapprochant et les éloignant l’un de l’autre, mais qui ne les sépare jamais, sorte de fil d’Ariane filial qui, dans le silence, par les gestes, par leurs mystères, les attache l’un à l’autre irrémédiablement. Il reprend le « jeu de l’amour, léger ou grave, éperdu, qui se joue sans paroles ».

Le récit tient tout entier dans cette scène, dans une manière de ressac émotionnel et mémoriel. Ainsi, le fils revit, dans la distance du temps qui a passé et l’impossibilité de se remettre vraiment dans un présent révolu, l’attachement viscéral à cette mère à la fois proche (par son corps, ses gestes) et distante (dans ses chagrins inexpliqués, sa détresse et ses espoirs inconnus), dont il ne peut détacher ses souvenirs. Il entreprend alors un lent travail de recomposition de ses souvenirs et de ceux de sa mère, faisant s’entrecroiser leurs mémoires. leurs émois et leurs expériences. Rien ne peut se disjoindre entre ces deux êtres ; ils suivent, silencieusement, un étrange sentier sur lequel leurs traces s’entremêlent sans fin. Pourtant, la prose semble étrangement détachée, distante, presque absente. Nous sentons, dès le commencement, une certaine contradiction entre ce qui se dit et sa manière, entre l’émotion produite et les moyens mis en œuvre pour la provoquer. Le récit semble comme habité d’une tension étrange, mystérieuse, que le cheminement narratif s’emploie à ouvrir, à libérer peut-être.

Le livre emprunte deux sentes convergentes, comme deux échos qui se fondent dans la distance. Tout d’abord, il se ressouvient de sa vie, du temps lointain où, petit garçon et jeune adolescent, il a vécu, ses émotions révolues mais vivaces : le trajet vers la plage à travers les chemins caillouteux, la maison blanche aux grandes vérandas, son père absent, toujours attardé à quelques travaux de la ferme, taiseux, distant (il écrit quelques pages magnifiques comparant une photographie de ce père méconnu et les traits de Samuel Beckett), de la maison de sa grand-mère dans le Limousin, d’un marin noyé au-delà de la barre, de la découverte d’un cadavre près d’une meule, de la mort d’une poule tuée au petit matin, du départ de ses parents en 1955, de ses lectures… Parallèlement, il s’attache à l’histoire de sa mère, se faisant son biographe intime, reliant entre eux souvenirs personnels et histoires rapportées à une imagination qu’il ne peut séparer de cette figure qu’il entreprend, comme un corps que l’on regagne. La geste du fils qui revient à sa mère, qui se la réapproprie par un mouvement qui les libère. Il raconte son arrivée au Maroc, son débarquement (qui rappelle tant Chateaubriand) avant que le port ne soit construit, son enfance dans le Limousin, le remariage de sa mère au charron d’un autre village, la guerre de 14, le grand départ des hommes, l’épisode « du grand nègre »…

Deux histoires qui n’en font qu’une, reliées, indémélables, paradoxalement concomitantes. Assise devant la mer conforme le récit impossible de deux vies qui se suivent et se disent ensemble dans la volonté de l’écriture du fils qui formule ainsi ces paradoxes étranges, cette tendresse impossible, cette connivence empêchée d’elle-même. Car le livre suit la pente équivoque du rêve d’être sa propre mère (fantasme ô combien commun), de se déplacer en son corps même, de se fondre dans ses pensées, d’éclairer d’évidences ses secrets, de se conformer à une antériorité presque magique, mystérieuse. Sans sa mère, l’homme demeure incomplet. La grande force du texte de Silvain réside dans la confusion qui s’opère peu à peu entre eux, lorsque le fils, en vacances chez sa grand-mère, joue avec l’enfant que fut sa propre mère, dans cette régression anticipée qui le libère, par la communion même avec l’autre, de son emprise, de trouver un équilibre précaire, une manière d’apaisement. Et, lorsque la mère meurt, en une scène décalée d’une tendresse presque indicible, d’une retenue touchante, la tension enfin s’amoindrit jusqu’à disparaître, le fils peut dire « je » et « tu », s’adresser à cette mère dont l’ombre « de géante, lui cache l’étendue dormante de l’océan, la plage vide, l’éclat du ciel » et la regagner vraiment, pouvoir laisser cours à une tendresse infinie, à une admiration silencieuse qui se dit enfin, qui lui fait écrire : « Je peux revenir près de toi. » Le récit se fait à la fois genèse biographique et justification de l’écriture, se figure en porte et en clef, se développe, avec la sérénité d’une prose sûre et délicate, pour élaborer un discours de soi et de l’autre, du temps qui a passé, manière de métamorphose enfin éclaircie, confusion attendrissante en un « nous » qui laisse continuer la vie, qui la reconquiert en quelque sorte.