La Quinzaine littéraire, 16 juin 2010, par Hugo Pradelle
La Vie dépeinte
Dans la lignée de Julien Letrouvé1, Pierre Silvain (1926-2009), pour son dernier récit, choisit de s’aventurer dans l’immensité de la peinture et d’une conscience qui se forme autour d’elle, de son sentiment. Il signe un roman d’une douceur et d’une profondeur enchanteresses, suivant, comme pas à pas – jusqu’au dernier ou au premier on ne sait plus – le voyage d’un garçon enivré par la beauté, son silence, fuyant son état, pour y gagner quelque chose, le goût de la vie sans doute.
Il semble naturel, presque mystérieux, ou peut-être parce que l’on croit, un instant, y trouver une ligne de fuite, une trace antérieure laissée par on ne sait quelle opération lucide de la conscience ou de la nécessaire perception de la fin, que l’ouvrage ultime de Pierre Silvain soit celui d’un départ, d’un arrachement, de l’abandon d’un labeur quotidien et second pour s’aventurer à la rencontre de sa propre destinée, pour tenter ses propres pas sur les sentes de son avenir et de l’inconnu, pour colorer soi-même sa vie, s’affronter à la grandeur et la beauté. Pierre Silvain revient au passé, à son exemplarité, à l’encre qui s’y inscrit pour mieux faire vivre, fugacement peut-être, le désir, la curiosité de la vie, l’indignation et les ambitions d’un jeune homme, Anselme, qui croit en son avenir, en un monde nouveau.
Il faut s’arracher, trancher le lien, voici ce qu’enfant, déjà, Anselme a compris auprès de Symphorien, vieux nègre exilé, passionné de couleurs et de fleurs qui l’accueillit simplement dans son jardin, préservé, silencieux et paisible. « Anselme savait maintenant que les couleurs occuperaient sa vie. Il n’aurait pas pu encore s’expliquer à lui-même de quelle façon elles bouleverseraient cette existence qui commençait à peine », mais il « devait trancher les attaches, s’éloigner sans retour ». Parce qu’il vit dans une manière de secondarité, assistant appliqué d’un peintre de province, dans « un désert où se répétait jusqu’à l’hébétement le simulacre de l’art », il doit tout quitter, disposer de son propre avenir, entreprendre un grand voyage. C’est vers Paris, vers son ami d’enfance, Simon, avec qui il a vécu le temps d’une innocence à jamais perdue, vers un autre milieu, celui des peintres et des artistes, de la ville et de ses avatars, qu’il doit se diriger. Il veut rencontrer Géricault, ami de son camarade, dont les tableaux enivrent le cœur, bouleversé par ses couleurs gluantes, leur mystère, le geste même de peindre, de composer, par le portrait qu’on lui a copié d’une fillette dont il découvre, à l’instar du maître et comme partageant un terrible secret, « l’inconsciente perversité ». Le roman se fait l’écho de cette improbable connivence qui échappe, de ce secret qui se noue entre deux inconnus, l’humble en quête de sa perspective et le maître arrivé au terme d’une vie de grandeur et d’une joie de peindre fabuleuse.
Les Couleurs d’un hiver sont bien celles de la fuite et de la déception, de la porte qui s’ouvre, peut-être, sur une autre saison. Ce sont celles du voyage entrepris au plus froid de la saison morte, au travers de paysages glacés, alors que la Loire charrie ses glaçons, celles du voyage, de ses étapes qui réordonnent autour d’Anselme, au gré de rencontres de hasard et de lieux particuliers, ses souvenirs d’enfance les plus forts, son amitié tendre et folle avec Simon, le fils du châtelain local, l’ennui de sa vie, son empêchement en quelque sorte. Pierre Silvain écrit (ou inscrit) ses espoirs, ses rêves comme la réalité, les confronte en un dialogue fascinant de douceur entre ce qui se dévoile délicatement du monde et la façon, sensible, troublée, dont ce jeune « être ingénu, inflammable » le vit. Le livre trace ses rêves de grandeur, son désir d’émancipation, son ressenti viscéral et juste de la peinture, oblitère le risque pour ne voir que la joie du partage, la beauté du pas tenté au-devant de soi-même, l’aventure tranquille et recommencée.
Pierre Silvain réussit la gageure d’écrire la peinture2, de la décrire au plus près, charnellement, entreprenant à la fois sa disposition concrète et les troubles qu’elle provoque, de s’attacher à une sorte de mélancolie énervée, faisant de l’art, du geste qui le constitue, la matière qui vient emplir le vide terrible de la vie, de sa monotonie, comme antidote à la morosité et à l’abandon de la passion.
Les Couleurs d’un hiver est un roman de l’insoupçon, de cette façon qu’a de grossir le désir dans une conscience, au creux d’une sensibilité que nul n’entraperçoit, et de pousser aux grandes aventures, à cette volonté de s’extraire, d’essayer la différence, de s’affronter dans le grand élan de sa vie propre, en germe, et du monde entier. C’est pourquoi, peut-être, Anselme continue les soubresauts de la Révolution, et que, comme Letrouvé, il s’affranchit dans ce moment de l’Histoire, s’échappant par l’étroit interstice qui se fait jour dans les premiers temps du siècle nouveau, pour essayer de vivre sa vie. N’étant pas enivré de l’Histoire, trop bas peut-être pour la ressentir en aventure, il décide un changement radical, et le tait. « Anselme dépérissait, peu à peu sombrait dans une inappétence de tout, il lui venait des idées de disparition dans des contrées où régnerait la blancheur sans défaut d’un jour de neige perpétuel. »
C’est ce silence obstiné, ce mouvement de la solitude au creux de l’âme qui anime ce court roman, doux comme un souvenir tenace de l’enfance, terrible comme la furie qui pousse à la conquête du monde et de soi-même. C’est une aventure minuscule d’un humble qui se rêve différent, qui regarde vraiment, sentant autrement les traces que laisse le temps sur le monde, le paysage, sachant découvrir les couleurs vraies de la durée et de l’éphémère, des saisons qui passent, des toutes petites choses, de son âme en quelque sorte.
1. Julien Letrouvé colporteur, Verdier, 2007. Nous renvoyons à l’article de Marie Étienne in QL nº 953.
2. Nous ne pouvons pas ici ne pas penser au très beau livre de Pierre Michon Les Onze paru l’an passé. Pierre Silvain, comme lui, trouve des moyens d’expression d’une force peu commune pour décrire la peinture, l’entreprendre complètement, avec une douceur plus prégnante néanmoins, une certaine forme de candeur.