Le Magazine littéraire, décembre 2007, par Jean-Baptiste Harang

Une étrange étreigne

Pierre Silvain écrit depuis près de cinquante ans. Son nouveau livre, Julien Letrouvé, colporteur, est une manière de chef-d’œuvre. Mais pourquoi n’a-t-on pas lu Pierre Silvain plutôt ?

Voilà bientôt cinquante ans que Pierre Silvain écrit des livres que nous ne lisons pas. Et puis nous voici soudain riche d’en avoir lu un, riche et partageux puisque vous le lirez, vous aussi, après qu’on vous en aura enjoint, et alors, alors seulement, nous pourrons en parler entre nous comme d’un qui aurait toujours été des nôtres. Et cuver ensemble la honte discrète de ne l’avoir pas lu plus tôt, et le plaisir qu’on aura de faire à rebours son chemin d’écriture jusqu’à La Part de l’ombre paru chez Plon en 1960.

Julien Letrouvé, colporteur est une manière de chef-d’œuvre, de ces miniatures que les compagnons réalisent en fin d’apprentissage après un tour de France pour se hisser modestement à la hauteur et au respect de leurs maîtres. Mais lui, Julien Letrouvé, le héros du livre n’eut ni maître ni de tour de France, même s’il choisit pour métier de marcher. Marcher, la caisse étanche et lourde balancée sur le dos et la courroie de cuir qui cisaille l’épaule, marcher par tous les temps sur des chemins perdus, perdus comme lui, abandonné et trouvé par Dieu sait qui, Dieu lui-même, pourquoi pas, on l’appela Julien pour qu’il eût un prénom et Letrouvé parce que c’était son cas.

Mais de tous les colporteurs qui sillonnaient le pays de France à la fin de l’autre siècle, le dix-huitième, en vérité le début du suivant puisqu’une révolution sonnait un nouveau départ, 1792, Valmy, première victoire de la République, de tous les colporteurs, seul Julien Letrouvé avait la pureté de ne vendre que des livres, de laisser aux commerçants mercerie et bimbeloterie. Des livres bleus comme des morceaux de ciel, comme ceux de Troyes qu’il prenait chez Garnier, un imprimeur généreux entre Champagne et Ardennes, Garnier qui ce jour-là tente de le retenir, le canon gronde alentour et la guerre n’est pas un temps à mettre un livre dehors. Des livres bleus que Julien Letrouvé ne lit pas. Julien ne sait pas lire. C’est là sa honte et son secret. Julien Letrouvé ne sait pas lire, il sait seulement vendre des livres car il aime la lecture plus que tout depuis sa pauvre enfance, depuis l’étreigne sombre où une matrone aimable lisait pour ceux qui ne savent pas.

Il faudrait ici citer quelques phrases, quelques perles ôtées au collier qui les retient au risque de les perdre, que ces joyaux s’égayent et rebondissent hors du champ de ces lignes. Non, Julien Letrouvé fait partie de ces textes qu’il faut lire d’ahan, qui ne délivrent pas d’échantillons, qu’on ne réduit pas, c’est la langue qui les tient. Les livres qui se résument facilement méritent rarement d’avoir été écrits en entier. L’étreigne, donc, comme scène primitive et initiatrice de toute la vie de Julien, « étreigne » ce mot qu’on ne connaît guère, et qui nourrit le livre, n’affole pas les correcteurs d’orthographe qui s’interrogent vaguement sur la présence d’un subjonctif à cet endroit. On ne sache pas que ces étreignes aient cousinage avec étreindre, d’autant qu’ailleurs elle n’existe que sous cette orthographe : « étraignes », ces cabanes que les paysans dijonnais construisaient jadis, de branches et de terre, enfouies pour la plupart et où se tenaient des veillées entre soi, arrosées de piquette et de contes. C’est pourtant d’une étreinte qu’il s’agit, car la porte faîtière est étroite, si serrée, comme le bassin d’une jeune parturiente, qu’on doit y passer aux forceps la liseuse dodue, et elle lit pour ces femmes qui dévident et filent le soir à la chandelle les petits livres bleus, l’enfant Julien, tout juste trouvé, rencogné dans l’ombre entend lire à haute voix, sans se douter qu’on puisse lire pour soi, et tombe amoureux des livres qu’il ne déchiffre pas. Ils seront son fardeau, son devoir et son lot.

On marche du côté de Sainte-Menehould, le 19 septembre 1792, Valmy, c’est demain, mais la fable se joue de la concordance du temps, on est hier dans l’étreigne aussi bien qu’un petit siècle plus tard lorsque le jeune Rimbaud dévalera la même terre pour aller fanfaronner dans les jupes de Banville, gros jean comme Fabrice à Waterloo qu’on attend encore, et dont Stendhal de sa Chartreuse n’a pas dicté le moindre mot (Henri Beyle n’a que neuf ans et n’a pas encore choisi son nom). Valmy, c’est pour demain, mais on croise déjà des déserteurs, le soldat Vos, compagnon de feuillée, porteur d’un bien plus lourd secret que Julien et d’un encrier qui lui offrit Voltaire lorsqu’il était un jeune bien né d’une famille autrichienne. Un coup de foudre d’amitié, les secrets échangés, on ne dira pas celui de Vos. La violence et la mort, et le chemin repris à fuir la fumée d’un désolant autodafé, l’odeur d’un chien mouillé de larmes. La jeune République a donc gagné sa première guerre, la Terreur ricane à l’horizon.

Julien Letrouvé, colporteur est un petit livre jaune, léger comme la plume de Pierre Silvain, pas besoin de lourde caisse pour le porter, le colporter, il est l’ami des libraires, il console du chagrin de ne l’avoir pas lu plus tôt.