Le Monde, 18 février 1994, par Pierre-Robert Leclercq
L’enfance blessée
L’adulte à la recherche de son enfance… Que de pages à écrire ! Et voici qu’en moins de cent, tout est dit de ce temps perdu, l’essentiel comme le détail. La remontée dans la mémoire n’est pas ici une basse aux souvenirs, une quête laborieuse de l’innocence de la pureté, mais, plus subtil et plus angoissant, un retour au passé pour en retrouver un seul moment, un seul jour, celui où « l’horreur est venue dans mes yeux », ceux d’un enfant de cinq ans qui reçut cette horreur d’une photo des « hommes faméliques et rayés, debout comme des barres qui ferment un accès ».
L’originalité de ce retour suffirait à donner au récit de Guy Walter un intérêt particulier. Il y a plus, il y a mieux. L’écriture. Quelle maîtrise pour dire la découverte des vocables par un enfant, pour évoquer la virginité du mot qui va de son oreille à sa bouche, reste longtemps dans celle-là avant de se décider à jaillir par celle-ci.
D’entrée, on est saisi par un style incantatoire qui ne répond pas aux règles qu’un correcteur rappellerait à l’auteur. En cinq, lignes, cinq fois le mot « enfance », en huit, sept fois « enfant », en six, huit fois « jour ». Et cela se multiplie, avec « nuit », « eau » « baisers », « douleur »… dans des phrases répétitives, persistantes, genre Péguy. Et se produit une espèce de miracle. On est pris par le rythme d’un chant nouveau, on est emporté par l’antienne qui ne redit pas sa poésie par maladresse, mais pour arriver à un mot – posé, lui, sans insistance – « juif ».
Dire ce texte exceptionnel, ce n’est pas user d’exagération. Rarement, un sujet et un style ont été aussi bien unis pour exprimer, par le truchement de la littérature, l’indicible d’un drame et de ses mystères qui « s’incarnent dans un corps d’enfant ».