Le Monde, 28 avril 2000, par René de Ceccatty
Barricades mystérieuses
Dans un récit bouleversant, le poète et traducteur lyonnais Bernard Simeone tente de décrire l’« inaudible » approche de la mort.
Un homme écoute les quatuors de Beethoven dans un garage afin d’écrire un article et il se souvient d’un événement dramatique de son passé. À partir de cette trame, très mince, Bernard Simeone a construit un roman étrange, poignant, d’une extrême gravité. Le narrateur a, comme l’auteur, un attachement passionné pour l’Italie, mais surtout pour Turin, la ville où Pavese et Primo Levi se donnèrent la mort. La plaine du Pô où se déroulent certaines scènes du livre est une source d’inspiration pour l’auteur, qui rappelle, par la fermeté de son style, sa sobriété, sa vibration légère qu’il est lui-même poète et qu’il a traduit les plus grands écrivains italiens de ce siècle. Une parfaite rigueur dans le contrôle de l’émotion et de son expression donne à certaines pages une qualité exceptionnelle.
On remonte donc quelques années auparavant : le narrateur était amoureux fou d’une femme qui partageait la plupart de ses passions, sauf la plus importante, l’amour. Un confident, à présent prêtre, s’occupant de désintoxiquer de jeunes drogués et de les réinsérer dans la société, aide l’écrivain à démêler l’écheveau de la mémoire, à se libérer d’une très lourde culpabilité. Car la façon dont il s’est délivré de sa passion a été de l’imposer par la violence à la jeune femme. Peut-on parler de viol ? Les quelques lignes qui décrivent les gestes portent assurément la marque de la « faute », mais il s’agit plutôt du désespoir de ne pas convertir en partage un désir.
Le narrateur en serait resté à ce noir et lointain souvenir, sans les événements tragiques qui suivirent. La jeune femme sombre dans la drogue et se tue dans un accident de voiture. Il la croyait simplement éloignée, elle était morte depuis plusieurs années. « Il y avait dans l’univers un vide qui portait son nom, qui l’avait porté, qui n’existait plus qu’en d’autres êtres, et ce nom, ce prénom étaient bien, comme elle le voulait le soir où nous nous étions connus, une simple hypothèse, une façon de s’insérer dans la kyrielle de tous les noms depuis le début, et d’épaissir l’oubli. »
Le trouble très profond qui se dégage de ce livre tient assurément à sa très subtile construction, à la manière dont l’auteur fait émerger la mémoire d’une zone d’oubli et de refoulement, à la convergence de ses obsessions artistiques, à la justesse de son regard. La ville, Turin, le musicien, Beethoven, quelques écrivains accompagnent cette quête intérieure et deviennent, pour reprendre l’expression du prêtre-confident, des « formes du désir ». Les analyses consacrées à la perception du temps dans la musique sont d’une précision très rare en littérature : « C’est une densité hors la vie, un sens projeté dans l’inhumain, un temps lui-même différé, privé de ce qui le distingue – son cours, sa fatalité – mais qui devient le plus vrai de tous les temps, un temps qu’on peut habiter. »
La dérive du deuil, sa douleur lancinante qu’accentue le sentiment d’avoir forcé la volonté de l’aimée et donc de l’avoir manquée, est comme doublée par celle de la drogue. Un chapitre central, énigmatique, décrit une promenade en barque où le narrateur et le prêtre écoutent, avec un adolescent désintoxiqué, les bruits des marais et des canaux qu’ils enregistrent. Cette scène très mystérieuse, très antonionienne donne le sens du livre entier. « Ceux qui ne s’affrontaient jamais eux-mêmes sans éprouver un vertige constataient qu’à l’intérieur il pouvait exister un magma de sons indistincts qui n’était pas le vide. Ils entraient dans l’écoute sans ignorer plus longtemps leur rumeur profonde. »
C’est cette rumeur que l’écrivain tente de capter, quitte à admettre que tout se résout dans l’inaudible, l’inacceptable, le « dérobement du monde », un « vide irréductible » qui est la montée du plaisir, mais aussi cette conscience de l’approche de la mort, telle qu’elle se déploie dans les poèmes de Pavese (« La mort viendra et elle aura tes yeux ») et dans les derniers quatuors de Beethoven, dans une émotion insurmontable, trop forte pour pouvoir être décrite. Les Barricades mystérieuses, auxquelles il est fait plusieurs fois référence, pourraient être le titre de ce récit d’une traversée impossible du temps, de soi, de l’autre, image de l’opacité même de l’amour, si décidé soit-on à le rendre transparent.