Le Nouvel Observateur, 6 septembre 2007, par Jérôme Garcin
Je ne connais pas un seul critique littéraire qui aurait le cran et l’obstination de Julien Letrouvé. Voici en effet un jeune homme qui, au lendemain de la Révolution française, se consacre à la propagation de la lecture, et que rien n’arrête dans son marathon des mots : ni la guerre, ni les autodafés improvisés par des soudards égarés, ni les bourrasques de vent, ni les mauvais chemins de la forêt d’Argonne, ni l’Histoire qui le dépasse. Car il assiste de loin, sans en comprendre l’enjeu, à la bataille de Valmy. Julien marche en transportant, dans une grande boîte, de petits ouvrages de la Bibliothèque bleue, qu’il vend deux sols l’exemplaire, parmi lesquels Mélusine, Till l’Espiègle ou La Farce de maître Pathelin. Le plus étonnant est qu’il ne sait pas lire (sur ce seul point, il se rapproche des critiques littéraires). Enfant trouvé, il doit sa passion à une paysanne qui, dans un gynécée sous-terrain et voluptueux baptisé « l’écreigne », où les garçons étaient admis jusqu’à la puberté, lisait des contes à haute voix et berçait ses nuits de légendes fabuleuses. Depuis, il croit mordicus au pouvoir de ces objets carrés pleins de caractères magiques et s’applique, de ferme en hameau, à le répandre partout où il passe. Sur son chemin, il rencontrera un déserteur prussien qui a connu le grand Voltaire… Pour faire le portrait de Julien Letrouvé, colporteur et, à travers lui, honorer l’humble sacerdoce des passeurs de livres, Pierre Silvain, grand romancier méconnu, a sorti sa plus belle plume. On aurait envie de lire chaque page à haute voix, de l’écouter comme une musique de chambre. Les Conteurs en Campagne, qui fêtent ce mois‑ci leur 15e édition et proposent un festival itinérant des mots dans plus de cinquante villages ruraux du Pas‑de‑Calais (tél. : 03 21 93 49 76), devraient donner à entendre le roman de Pierre Silvain où mugit « la foule psalmodiante » des lecteurs, des rêveurs.