Le Progrès, 23 novembre 1996, Laurence Séguin

« En regardant la mer »

Entre deux rives, il y a la mer. Celle – Méditerranée – que, de Nice, Michel Séonnet regarde, enfant, à perte de vue. Au-delà – en Algérie –, le conflit fait rage.

Entre deux rives, la guerre du Golfe ranime passions, haines et vengeances. Michel Séonnet, devenu homme de plume, entrevoit un séisme. Se prend à rêver d’un pont, d’un pont de mots.

Naît alors La Tour sarrasine, parue en septembre 1996, chez Verdier.

L’Algérie est au cœur, saignée de deux dates historiques : 1944, année du débarquement en Provence des troupes arabes. 22 mars 1994 : les femmes manifestent en Algérie, revendiquant la paix.

22 mars 1994 : d’une rive – celle française quelque part dans le Midi de la France –, un vieux moine domine l’Histoire au pied d’une tour sarrasine. « Pour voir ici, il faut s’adosser. Et tenter d’épouser le regard de la pierre ». Lui répondent en écho deux scènes : 17 août 44, les Africains foulent le sol français, parmi eux, Lakhdar Kalfaoui. 7 août 67 : Sordello attend sa vengeance.

Une ancienne forme poétique, la sextine

Passerelles du temps, six mots viennent et reviennent, épousant le rythme d’une ancienne forme poétique, la sextine. La terre (« noire, gelée de novembre »), la guerre (« comme un pont vers l’autre rive »), la lumière (« la lumière des cierges vous aveugle ! »), la prière (« prière immobile des pierres »), la poussière (« c’est de l’or la poussière, le scintillement des anges »), la mer (« ce sont les villes qui arrêtent la mer »).

Six mots, derniers et premiers des différentes séquences. « Il y a une chose qu’on ne sait plus faire », fait remarquer Michel Séonnet « c’est écouter, contempler un mot ». « Je trouvais que le livre pouvait être contenu en six mots » résume-t-il.

Cette idée de s’arrêter, de regarder, de voir ce qu’il y a dedans, le conduit à cette ronde, à cette onde – très musicale – qui, chaque fois, renvoie au vieux moine, au pied de la tour sarrasine, telle l’issue sacrée du labyrinthe.

Pour construire son œuvre, Michel Séonnet a étudié les journaux de route de la division algérienne. S’est rendu à Cuers dans le Var pour rendre hommage à trois Algériens morts pour la France, a réalisé que leurs tombes avaient disparu. A rencontré sur sa route un vieillard oublié aveugle et sans pension. A vécu l’enlèvement et la mort des moines de Tibhirine comme une atteinte personnelle. « Ce sont mes moines que l’on m’enlève » s’est-il alors écrié. Son histoire, qui aurait dû se fermer sur la marche des femmes algériennes, emprunta alors la route des moines, ouvrant les mots sur une tragédie nouvelle.