Le Quotidien jurassien, 28 septembre 1996, par Josyane Bataillard

Du haut de la tour sarrasine le vieux moine évoque les destins de braise de l’Algérie et de la France avec une mer au milieu, celle qui « semble déjà prête à faire naître le jour ».

Né à Nice en 1953, Michel Séonnet a déjà une somme romanesque contenue dans un premier roman, Que dirais-je aux enfants de la nuit ? 185 pages, ce n’est ni un pavé ni une saga-çante histoire où la seule succession des générations et de leurs amours turbulentes fait la matière ; 185 pages d’une histoire densément recomposée par chaque personnage : Bertini le vieux père, homme de foi devenu milicien par amour de la patrie, Louise, petite-fille adoptive, femme de tête engagée dans le combat de la gauche aux côtés des immigrés, et entre ces deux extrêmes, les femmes, les mères soumises et malgré tout farouchement prosaïques, transmettant la terre et le vieux chêne qu’une taille régulière émonde, rappelant les paroles retrouvées dans le livre d’un prêtre plus proche du peuple que de l’Église. Enfin ce sont 185 pages dont la composition exige l’engagement du lecteur à démêler les réseaux et les raisons de l’Histoire où se débattent les hommes et les femmes.

Sur une éminence, promontoire entre la garrigue et la mer, une tour sarrasine, vestige d’invasions, Dom Aylard, le vieux moine accompagné par Frère Tobias le jeune, convoque l’ange pour « lui faire mettre les épaules à terre ». C’est le 22 mars 1994. Il lance au ciel sa colère et sa honte, derniers soubresauts d’une vie consacrée à Dieu, à « s’ouvrir un chemin obscur ». À ses pieds une mer de châtaigniers et l’autre mer, celle qui sépare et assemble ; en sa mémoire les guerres, refrains cruels et pourtant « ça sert les guerres, ça mélange, ça échange, c’est comme la mer ça ne s’arrête jamais. » Le moine que l’on croit retiré du monde est en son cœur, souffrant et psalmodiant son histoire de haine, de sang, d’amour.

Le vieux moine se souvient de Sordello, fils d’immigré espagnol, dont le grand-père a été sauvagement égorgé, par un Arabe juste après la Deuxième Guerre. Représailles. Sordello le recherche et presse Dom Aylard de lui révéler ce qu’il sait de cet Arabe. Cela se passait le 7 août 1967.

Le vieux moine se souvient de Lakhdar Kalfaoui, sergent des Tirailleurs algériens. Cela se passait entre le 17 août 1944 et le 7 mars 1956. Les dates bornent le décor aux affrontements de deux guerres, celle qu’on appelle Deuxième et l’autre, qui sort à peine de ses silences meurtris, la guerre d’Algérie. Entre les deux des liens, les Algériens ont été Français. L’a-t-on oublié ? Et ces hommes sont tous des fils de soldats qui ont servi la France. Au-delà du destin d’une narration il y a l’énergie de la parabole qui signe et la malédiction et la rédemption de l’homme : « Sur la route il y a le père. Et le fils qui le suit. »

Au sommet de la tour, le veilleur des âmes

Michel Séonnet aurait pu être conteur, prenant à cœur le destin des hommes au point de le pétrir au corps des mots et des histoires, vivaces légendes ou fraîches paraboles. Mais il se consacre à l’écrit comme les auteurs maghrébins auxquels il rend hommage, puisque c’est devenu l’outil privilégié de la mémoire.

Le Verbe s’est fait chair et la chair redit le Verbe. Le moine dans sa communion tourmentée dessine sa croix : l’axe vertical pour sa consécration à Dieu, l’axe horizontal pour son amour des hommes. Amour qui ne s’accommode de rien, n’écarte rien mais qui patiemment met en lumière le cœur de l’homme et son tourment. À la mort de Lakhdar Kalfaoui pendant la guerre d’Algérie, l’écho répond par celle de Mouloud son fils, journaliste assassiné récemment. Au combat des moines l’écho répond par le meurtre de ceux de Tibhirine.

À recommencer. Au début. Par la sextine

Dans un post-scriptum du 27 avril, Michel Séonnet interroge : « Quand les personnages poursuivent leur trajet hors le livre ? Faut-il succomber à la tentation de les suivre ? » Le romancier rejoint la tragédie du monde et le silence des « solitaires de la Chartreuse de Montrieux ». La douleur d’être au monde, impliqué mais serein, révolté mais fervent, il la plaint à la cadence d’une sextine, forme poétique où s’égrènent des mots refrains : guerre, lumière, prière, poussière, terre, mer et quelques couleurs, au plus terrible de la guerre le bleu, le rouge et le gris. Mais cette plainte ne s’abolit pas d’elle-même, puisque la journée du moine s’organise de prime à complies, invariablement. «…les mots s’entrecroisent. Comme les hommes… » et demeurent en vous, brûlants.