Libération, 28 février 2008, par Claire Devarrieux

Le « colporteur » colporté

Il marche. On ignore où il va, d’où il vient, on ne sait pas qui il est. On le croise souvent, il arpente sans répit les paysages de la littérature. Parfois, ce personnage errant est une femme, comme au début de Redemption Falls, le roman de Joseph O’Connor. Dans le roman de Pierre Silvain, il s’appelle Julien Letrouvé. Il vit sur la route, il vend les livres de colportage de la Bibliothèque bleue, rangés dans une lourde boîte qu’il transporte grâce à une lanière de cuir. La bibliothèque du pauvre se noue autour du cou.

Julien Letrouvé connaît des textes par cœur. Moins des histoires que des livres. « On l’avait découvert nouveau-né à la corne d’un champ de seigle, recueilli au hameau, pourvu d’un nom, baptisé. » Il a grandi « dans la compagnie des femmes », peut-être, imagine-t-on, comme l’auteur, Pierre Silvain, né au Maroc. Il tient son amour des mots de « la liseuse ». Bien au chaud au fond de « l’écreigne » creusée dans la terre, l’enfant a appris « le mystérieux pouvoir des lectures » avec la grosse dame assise qui lisait à voix haute pendant que ses compagnes filaient. Puis il s’en est allé semer au vent la bonne parole.

L’alphabet du monde n’a pas de secret pour le colporteur, qui déchiffre avec aisance les bruits, et les odeurs. Son secret, sa honte, est qu’il ne sait pas lire. Mais les petites lettres noires sont toujours à lui chuchoter des choses à l’oreille. Il en jouit. S’il écrivait, ce serait avec son sperme.

Ce jeune homme émergé de la nuit de la création et du plaisir va croiser un chien, un déserteur prussien et même l’astronome Laplace. Il aborde la bataille de Valmy par ses arrières. L’armée de Brunswick a la dysenterie. Il pleut. 1792. Les romanciers aiment les petites gens du temps jadis, qu’ils animent sous nos yeux tels des hologrammes. Voir par exemple Des amants, de Daniel Arsand (qui vient de paraître aux éditions Stock), ou La Demande, de Michèle Desbordes (Verdier). Julien Letrouvé, colporteur est un peu différent, dans la mesure où la passion du personnage irrigue le roman d’un sang d’encre. Voltaire, Stendhal et Rimbaud sont de la partie, et tous ceux que charrie la voix des liseurs internationaux. Plus subliminales, des références surgissent, ainsi Dhôtel et Pirotte aux alentours de Rethel. Et comment ne pas penser à La Femme des sables, de Kobo Abe, quand s’installe la chaleur engloutissante de l’écreigne ?

Le texte de Silvain, très tenu, laisse circuler suffisamment de poésie pour supporter des inventions verbales. Mais ce n’est pas le cas. L’écreigne existe, Google l’a rencontrée, il s’agit d’une veillée champenoise ou d’une habitation souterraine à l’époque des Francs. Pierre Silvain existe aussi,Libération l’a reçu pour une lecture de son livre sur Libélabo.fr, le 7 février. Qui est-il ? Il a publié son premier roman chez Plon en 1960. Suivent plus de vingt titres sur la page de garde de Julien Letrouvé, colporteur. Le site des éditions Verdier donne sa biographie, pas son âge. Evene.fr l’annonce né en 1927. « La rédaction n’a pas encore écrit la biographie de cette célébrité. Si vous souhaitez nous faire parvenir des informations sur sa vie, son œuvre, ses actions, son métier…», mais ladite rédaction a exhumé du récit Les Espaces brûlés (Mercure de France, 1977) une citation : « Faites-vous connaître d’abord et écrivez ensuite ; n’importe quoi ! »

Pierre Silvain a d’abord écrit, toute sa vie. Près de nous, Le Brasier, le fleuve, sur Büchner, dans la collection de Pontalis « L’un et l’autre » (Gallimard, 2000), et Passage de la morte, sur Pierre-Jean Jouve, à l’Escampette (2007). Il ne figure dans aucun dictionnaire récent de littérature, aucun panorama des écrivains contemporains. Mais il lui arrive de se faire connaître. Par exemple, aujourd’hui avec Julien Letrouvé, colporteur. Voilà un roman qui n’aurait jamais dû franchir Noël, ni figurer en vitrine et tête de gondole à la Fnac. Il est sorti au mois de septembre 2007. Sauf phénomène, genre Millénium ou hérisson mutant, un titre de l’automne ne passe pas l’hiver. Non seulement Julien Letrouvé, colporteur est assuré de traverser le printemps, mais pour lui, « la vie continue, tranquillement, et ce n’est pas si fréquent, dit Colette Olive, des éditions Verdier. Une fois passée la période où un titre appartient aux nouveautés, à part Pierre Michon, dont les livres se vendent régulièrement, la littérature connaît un temps d’arrêt. »

Le succès tranquille du livre de Pierre Silvain a nécessité deux retirages. On en est à 5 000 exemplaires, chaque jour, il sort 15, 20, 50. Des groupes de lecture, dans les Comités d’entreprise de l’ouest, l’ont sélectionné pour un prix qui sera remis en juin. En avril, à Nantes, d’autres lecteurs réunis en comité lui remettent le prix Palettes. Pourquoi l’ouest ? On ne sait pas. À certains endroits de Bretagne, où les éditions Verdier sont hors course habituellement, il s’en est vendu cent exemplaires.

On appelle cela le bouche à oreille. Arlette Farge, sur France Culture, parle du colporteur à « La Fabrique de l’histoire », le 6 septembre. Quelques semaines plus tard, Antoine Fron, de L’arbre à lettres, le vante à l’émission « La Librairie francophone » (France Inter, le dimanche à 17 heures). Colette Olive l’entend par hasard, téléphone pour le remercier au libraire. Il n’avait pas vu passer le livre, c’est Arlette Farge, une cliente, qui lui en a recommandé la lecture. Pierre Silvain, un écrivain retrouvé.

Flash-back. En 2002, Verdier publie Le Jardin des retours, sur Pierre Loti. Personne n’en parle. Rien. Le silence. Comment dire à un auteur que son livre n’a pas dépassé 400 exemplaires ? Lorsqu’il reçoit le manuscrit de Julien Letrouvé, l’éditeur trouve le texte très beau, et s’inquiète au point de le garder sous le coude pendant un an. Il finit par le publier en prévenant l’écrivain du risque d’un nouvel échec. Les critiques mettent un temps fou à le lire. La preuve.