Livre/échange (publication du CRL Basse-Normandie), octobre 2007, par Nathalie Colleville

Le paradis perdu des livres

Ce parcours initiatique d’un colporteur, Julien Letrouvé, illettré mais amoureux des livres, prend un relief saisissant sous la plume toujours habile du cabourgeais Pierre Silvain.

Julien Letrouvé a été abandonné à sa naissance à l’angle d’un champ. De lui, on sait peu de choses. Si ce n’est son enfance passée dans les écreignes, ces caves souterraines occupées par des femmes, des fileuses. Parmi elles, Julien Letrouvé se souvient de la liseuse. « Entre celles de toutes les autres femmes se remarquaient ses mains épaisses, terreuses, écorchées par les fenaisons et les sarclages, qui aidaient aux enfantements comme aux vêlages, frottaient et lessivaient, s’ébouillantaient ou plongeaient dans l’eau glacée des ruisseaux, sans que jamais l’on sût si elles avaient caressé d’amour, mais on leur voyait ce geste quand avant de l’ouvrir, elle touchait du bout des doigts le livre. » Dans ce matriclan tellurique et littéraire, « caverne amniotique », la liseuse est la mère et le livre le lait. Pour autant, Julien n’apprendra pas à lire. À la puberté, il lui faudra quitter la chaleur du cocon souterrain puisque l’homme n’y a pas sa place. Et affronter « un monde d’hommes pleins de rancunes, durs, noirs, refermés sur d’indicibles terreurs, des haines amassées qui les séparaient ou ne les rapprochaient que pour des affrontements, des fureurs homicides, des coups de sang. » La réalité donnera hélas raison à Julien.

Devenu colporteur, il arpente villes et campagnes pour vendre… des livres. Lui qui ne sait pas lire demeure pourtant fasciné par l’entrelacs des mots et des phrases, souvenir de son paradis perdu. Lorsqu’il lui est donné d’entendre lire à nouveau, « il retrouv[e] le besoin inapaisable de comprendre ce que lui refusait son ignorance et qui, au temps de l’écreigne, le tenait blotti, retenant son souffle, contre la liseuse. » Mais sur terre, au‑dehors de la caverne, dominent le danger, la peur. Nous sommes en 1792 l’aube de la bataille de Valmy…

Le hasard mettra un déserteur de l’armée prussienne sur la route de Julien. Lui qui n’a pas de nom et ignore son alphabet rencontre un soldat qui a dû, pour sa survie loin du campement, oublier son nom et sa langue ; ils permettraient de l’identifier. Le déserteur et le colporteur, êtres nomades par essence, se lient d’amitié. La nature, omniprésente durant tout le récit, mère suprême, les abrite et les nourrit en son sein. Quant aux livres, ils sont le ferment de cette amitié quasi‑édénique que la violence et la guerre viendront rattraper… Ce conte initiatique est porté par la méticuleuse écriture de Pierre Silvain. Il obéit à une découpe en chapitres sans titres, ni numérotation, parfois très courts, qui fonctionnent comme des tableaux autonomes. Julien Letrouvé, colporteur, retient et fascine son lecteur, nourrit sa réflexion. Pierre Silvain est ici le peintre érudit et pointilliste d’un magnifique portrait.