Marianne, édition belge, 22 février 2014, par Jean-Roger Pesis

La vie est ailleurs

Entretien avec Antoine Wauters. Propos recueillis par Jean-Roger Pesis.

Avec Nos mères, l’écrivain Antoine Wauters apparaît comme la révélation littéraire belge de ces dernières années. Les critiques comme le public l’ont bien compris, puisque le Liégeois a été récompensé cette semaine par le Prix Première.

On ne peut pas toujours vivre, en fuyant le vrai visage des choses. Encore plus quand il s’agit de nos mères. Dans ce roman de la résilience, Antoine Wauters aborde doucement, violemment, ces bruits de l’estomac qui viennent et montent en nous, entre détresse et folie, entre mort et réalité, sur ces femmes qui jettent des sorts à nos têtes d’enfants de l’oubli. « Voilà la vérité, la terrible vérité : ces femmes, ou nous veillons sur elles ou bien nous les perdons ! » Que l’on soit au Liban ou en France, auprès d’une mère tyrannique ou suicidaire. Jean, le personnage du livre, ce jeune garçon esseulé, comble son manque d’amour par l’imaginaire de ses silences. C’est un combat, peut-être, une éternité sans doute pour ces chimères que l’on s’invente pour voler jusqu’à elles, ces femmes de papier qui ont le cœur à jamais perdu, et l’amour jamais manquant. Dans ce récit, les mots sont vibrants, brûlants pour mieux toucher l’essentiel, atteindre le temps infini d’une caresse, ce souffle précis de ces mères blessées, ces yeux pénétrés de violence, qui finissent par percer l’âme des choses. Une recherche de l’impétueuse beauté, en somme : ce « monstre chaud » qui nous dévore le corps et nous ramène le cœur vers ces passionnées, ces excessives que nous haïssons, aimons, regrettons, oublions jusqu’à ce que le monde s’abolisse finalement. Rien que la douleur viscérale de vivre… Comme le dit Jean, ces femmes nous protègent des blessures du monde. « Nous aimons quelque chose dans leur voix. Comme un grain ou une écorchure. Elles s’en doutent, fines femmes, qui ne cessent plus de parler. » Derrière ce rideau de mots, ces clairs de femmes, se dévoile le miroir de l’écrivain en devenir, de la littérature, ce mensonge fabuleux qui vient soudain forger nos existences verticales dans la poussière…

Vous venez de recevoir le Prix Première, le prix des auditeurs de la RTBF, la critique est dithyrambique à votre sujet… Comment vivez-vous cela ?

Je ne m’y attendais pas et je ne me l’explique pas. Vous savez, quand on écrit, on ne pense jamais à ce genre de considération… On parle à mon sujet de révélation et on me considère comme un jeune auteur prometteur, je trouve cela dangereux, cela vous enferme et instaure un rapport de pouvoir très déconcertant. On me demande si je vais écrire un autre livre. Techniquement, je sais que je peux le faire, mais ce n’est pas cela qui m’importe…

Le public vous découvre pourtant avec ce roman. Mais vous avez commencé par la poésie. Pourquoi ce détour vers la fiction ?

J’ai quitté la poésie pour aller vers plus de transparence, tant dans la forme que dans le fond. D’où sans doute cette impression de découverte chez le public. Depuis toujours, j’ai souhaité être dans la création, avec le souhait de me sentir libre dans le lieu de l’écriture. J’ai commencé par la poésie, après mes études de philosophie. Mais aujourd’hui, j’ai le sentiment que je ne trouvais plus mon compte dans le langage poétique. Quand je me relis, je vois cette envie d’aller vers plus de narration.

Envie d’aller vers plus de lecteurs aussi, avec un roman…

Le fait que la poésie soit ignorée et à la marge, c’est sa raison d’être. Ce peu de lumière de la poésie, c’est positif. Il est dangereux de penser que la poésie doit être incontournable. Bien évidemment, il faudrait plus de ponts entre la poésie et les lecteurs. Lire un poème nous habite pour longtemps, alors que le roman occupe une autre temporalité, plus éphémère… C’est une nourriture différente, et c’est très bien comme cela.