Elle, 13 mai 2011, par Dorothée Werner
Maurice Nadeau, 100 ans à pleins volumes
Entretien avec Maurice Naudeau. Propos recueillis par Dorothée Werner.
L’éditeur mythique fête son centenaire avec un beau livre d’entretiens et un savoureux portrait filmé. Rencontre.
Quartier Latin, un appartement envahi par les livres poussant comme le chiendent, envahissant bibliothèques, murs, tables, sol. Un jeune homme à l’œil vif vit ici, un rare mélange d’exigence et de délicatesse, de révolte et de douceur. Ancien professeur, résistant, trotskiste, il est l’un des plus subtils critiques littéraires et éditeurs français. Son infaillible flair a bâti sa légende, comme le nombre ahurissant d’auteurs qu’il a fait connaître, parmi lesquels Gombrowicz, Barthes, Bataille, Perec, Beckett, Michaux, Queneau, Leiris, Bianciotti… La liste de ses amitiés pourrait remplir un « Que sais-je ? » sur la littérature du 20e siècle. Le 21 mai, cet adolescent tout sauf résigné fêtera ses 100 ans. Un fabuleux livre d’entretiens avec Laure Adler et, sur Arte, un portrait documentaire tendre et joyeux célèbrent l’événement. Le jeune homme accueille les médailles avec une humilité amusée, en gardant toujours en tête le mot de Flaubert : « Les honneurs déshonorent ». En s’étonnant que personne ne songe à soutenir davantage La Quinzaine littéraire, la revue qu’il a fondée il y a quarante-cinq ans, une institution prestigieuse, en semi-faillite, et à laquelle il tient plus que tout.
Quelles sont les femmes qui vous ont le plus marqué ?
Il y en a tant ! Ma mère, ma femme, mes collaboratrices Geneviève Serreau et Anne Sarraute… J’ai publié le premier Nathalie Sarraute, j’ai aussi été l’éditeur malheureux de Virginia Woolf. Son livre s’est tellement mal vendu que la maison d’édition a fait faillite. Cette histoire s’est répétée souvent, hélas. Mais je publie encore beaucoup de femmes : Sylvie Aymard, Française Grauby, Natacha Andriamirado, Christine Spianti…
Existe-t-il une littérature féminine ?
C’est une idiotie ! Même si les femmes sont peut-être plus douées pour le côté passion, expression des sentiments… Tenez, je publie en août La Fente d’eau, de Pascaline Mourier-Casile, elle commence par décrire les sentiments d’une femme enceinte et voilà que ça me touche profondément, que j’entre dans les mystères de l’enfantement. Comment est-ce possible ? Je n’ai jamais fait la différence entre les hommes et les femmes.
On vous le rappelle souvent, vous avez édité le premier roman de Houellebecq.
C’est ce qu’il a fait de mieux. Ensuite, il a exploité un filon rentable. Un bon auteur transparaît à travers ses livres. Lui, c’est un bon bricoleur, pas plus.
Parmi tous les auteurs prestigieux que vous avez connus, quels sont ceux qui restent les plus chers ?
Ceux qui sont devenus des amis. Beckett, Queneau, Sciascia et tant d’autres… J’ai compris très jeune, en lisant Proust, qu’un auteur ne ressemble pas tellement à l’homme qui écrit. Mais c’est rarement moche, un écrivain. À part certains, comme Céline, que j’admire comme écrivain, mais qui me répugne comme homme.
Quel livre offririez-vous à un ami ?
Au-dessous du volcan, de Malcolm Lowry.
Et si l’on vous fait le coup de l’île déserte sur laquelle on n’en emporte qu’un seul, vous qui en lisez plusieurs à la fois ?
Les Essais, de Montaigne… C’est d’une banalité écœurante ! Mais l’homme me plaît, il est tout entier dans l’écrivain et vice versa. Il est un exemple de liberté totale.
Et Kafka, dont vous parlez souvent ?
Ah, c’est le plus haut, le plus grand. Il vous oblige à vous poser des questions sur la condition humaine. Mais il me fait mal quand je le lis. En cas de baisse de moral, Montaigne me fait du bien à coup sûr !