La Presse littéraire, juin 2011, par Guy Daro
Maurice Nadeau est grand
Maurice Nadeau a 100 ans. Ce siècle d’immortalité, il le doit à la lecture. « Lire fait vivre » pourrait être sa devise. Instituteur, militant trotskiste, journaliste, éditeur, écrivain, voici quelques facettes de ce prosélyte en curiosité toujours actif. Cela vaut une célébration. Tous les enfants de la Littérature se lèvent pour Maurice Nadeau. Je fus l’un de ces enfants gâtés. Mon père qui avait appris à aimer lire dans les soutes des cargos mit un jour pied à terre. Il travaillait avenue Victoria et n’avait que quelques rues à arpenter pour rejoindre le siège de La Quinzaine littéraire où Maurice Nadeau en personne (ce sosie de Raymond Queneau) lui remettait en mains propres (c’est-à-dire lavées du cambouis qui les noircissait) le dernier numéro des Lettres nouvelles, revue dans laquelle avait débuté Georges Perce. C’était mon cadeau du soir. Mon père n’avait qu’une seule théorie : « Un grand lecteur s’en sortira toujours. » Je ne sais de quoi je suis sorti mais d’avoir lu très tôt La Quinzaine littéraire et Les Lettres nouvelles me rend sensible à la longévité de leur créateur. Gloire au grand homme !
On réédite Grâces leur soient rendues. Mémoires littéraires tant attendues en 1990, tout de même que les conversations qu’il eut avec Jacques Sojcher (Une vie en littérature, Complexe éditions). Les éditions Verdier associées à France Culture publient un merveilleux parallélépipède couleur soleil. Ces entretiens avec Laure Adler sont intitulés Le Chemin de la vie, du nom de la collection que le jeune éditeur dirigeait chez Corrêa et où il fit paraître, en 1950, Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry, provoquant de la part des critiques un silence de plomb. Comment devient-on l’éditeur ayant passé du Pavois au Sycomore, en ayant connu entre temps les grâces et disgrâces d’Edmond Buchet, René Julliard, Claude Gallimard et Robert Laffont ? La question trouve sa réponse dans les entretiens réalisés par Laure Adler, en partie issus de l’émission « Hors-champ ».
Où Maurice Nadeau nous renseigne sur ses commencements en tant que lecteur à la sauvette des volumes qu’avait laissés son père tué à Verdun en 1916. Il n’a pas dix ans mais l’on se doute que ce contact avec le père manquant à travers le toucher des livres sur la guerre de 1870 et les romans populaires de Xavier de Montépin ou d’Henri Conscience vont orienter un certain chemin. Celui de la révolte jamais éteinte qui lui fait rejoindre, après un bref passage par le PCF, l’opposition de gauche au Parti communiste, autrement dit la voie trotskiste que représente Pierre Naville, surréaliste et membre de la Ligue communiste dont l’organe, La Vérité, sera vendu à la criée par Maurice, Nadeau dans le 13e arrondissement, autour des usines Panhard-Levassor et à la sortie du métro Italie. Militant pendant quinze ans, il enchaîne meetings, réunions, collage d’affiches tout en exerçant le métier d’enseignant puis de journaliste à Combat (quotidien vendu à 300 000 exemplaires dont l’éditorialiste est Albert Camus et le rédacteur en chef Pascal Pia, érudit aux multiples pseudonymes, incollable sur la littérature du 19e siècle), un véhicule parfait pour devenir le propagandiste d’écrivains méconnus. Journaliste par goût de la littérature, Maurice Nadeau apprit à se rendre compte de l’effort que nécessitait la rédaction de ce qu’on appelle un papier en voyant Henri Calet suer sang et eau sur des articles qui semblaient avoir été écrits d’un jet rapide. En lisant La Quinzaine littéraire (née en 1966), on peut se dire que c’est à Combat, en regardant travailler l’auteur de La Belle Lurette, qu’il prit ses marques. L’écriture journalistique est un exercice exigeant. La Quinzaine littéraire est le seul journal présent à La Sorbonne, en 1968. Pour Maurice Nadeau, membre du comité de rédaction de la Revue Internationale (qui plaçait dans ses sommaires Henri Michaux, Ferdinand Alquid, John Dos Passos et René Dumont) et ancien crieur de La Vérité, il va de soi que la littérature est partie prenante. Il est, avec Maurice Blanchot (homme du refus aux engagements caméléons), Marguerite Duras, Dionys Mascolo et Louis-René Des Forêts, sur le front de la lutte qui, faute de changement de politique, actera un changement de vie. Il assume l’imagination au pouvoir.
Pour reprendre un jeu de mots de Jean-Pierre Faye. Maurice Nadeau est hunique. Hunique en son genre (autrement dit, terriblement opiniâtre), il est avant tout le monde celui qui prend le risque de publier l’œuvre censurée de Henry Miller. « J’avais écrit un article assez dithyrambique dansCombat, tandis qu’une ligue bien pensante voulait qu’on l’interdise pour pornographie. J’ai écrit à Gide, j’ai téléphoné à Martin du Gard, à un certain nombre de gens… ainsi s’est formé un comité de défense de Henry Miller. La police possédait des moyens très spéciaux pour empêcher un livre de paraître : ils allaient chez l’imprimeur – à l’époque on composait avec des caractères de plomb – et ils fichaient tout par terre. C’est ce qu’ils ont fait pour Sexus. »
Au temps que publier de la littérature était un combat (mais le combat continue si l’on en juge par l’étendue du vide que la librairie met à notre portée), Maurice Nadeau publie Lawrence Durrell, Arno Schmidt, John Hawkes, Witold Gombrowicz et se fait congédier. Pas rentable. Aucun potentiel commercial. Il rend visible (et comment !) Georges Perec, Angelo Rinaldi, Hector Bianciotti, Leonardo Sciascia. Ce dernier, indéfectible en amitié, suivra Maurice Nadeau coûte que coûte. « Lorsque j’ai été remercié par Denoël, il m’a dit : « Je continue avec vous… Vous n’avez pas d’argent, ce n’est pas grave, c’est moi qui le fournirai ! »
Maurice Nadeau est un militant visionnaire. On découvre dans ses conversations avec Laure Adler que Michel Butor autant que Claude Simon doivent beaucoup à sa belle intuition. S’il aima Marguerite Duras (au point de lui refuser des textes), il fut sceptique quant à la personnalité de Michel Houellebecq mais clairvoyant à propos d’Extension du domaine de la lutte qu’il édite en éprouvant la satisfaction d’avoir publié son meilleur livre. Découvreur de talent adossé à de robustes fortifications, il avoue ses préférences absolues : Charles Baudelaire (« Je me promenais, je me souviens, près de la porte Saint-Martin, je voyais Baudelaire sur le boulevard. J’étais constamment avec lui »), Gustave Flaubert (« L’écrivain exemplaire »), Henri Michaux (« Une fois qu’on est passé par Michaux, je crois qu’on devient d’une exigence impossible »), Sade (« Il est devenu un maître pou moi »), Michel Butor (« Les livres de Butor m’ont toujours fait une forte impression, si bien que je le mettais en boîte : « Ne vous prendriez-vous pas par hasard pour Victor Hugo ? Mais je suis Victor Hugo ! » me répondait-il. »)
Éditeur des écrivains de la Beat Generation, de David Rousset (lequel fut le premier à décrire l’univers concentrationnaire, une locution qui lui revient, dans Les Jours de notre mort), des poèmes de Pier Paolo Pasolini, du mythique La Gana de Jean Douassot alias Fred Deux ou encore de Stig Dagerman, Maurice Nadeau n’est pas prêt de cesser bataille. À Laure Adler, il confie ses derniers enthousiasmes et l’on est certain que, dans les écrivains qu’il défend aujourd’hui, certains passeront à la postérité. Ainsi peut-être de Ling Xi qui témoigne d’une foi impossible à déboussoler. Elle n’ira jamais vers d’autres eaux. Maurice Nadeau est son commandant de bord. Et l’on devine presque ce qu’elle pense : si le navire coule, elle périra avec. Et c’est ainsi que Maurice Nadeau est grand.