Le Monde magazine, 21 mai 2011, par Michel Boujut

Maurice Nadeau : Cent ans de rectitude

Il a publié Miller, Beckett et Houellebecq. Éditeur, critique, directeur de journal, Maurice Nadeau évoque son parcours pour son centième anniversaire : une vie droite dans un siècle compliqué. Ses guides : le sens de la justice et le goût des livres.

Est-ce en lui l’esprit de dissidence, le refus du conformisme et des modes, le désintérêt à faire carrière ou à se mettre en avant ? Mais c’est ainsi : Maurice Nadeau, qui fête ses 100 ans le 21 mai, demeure un irremplaçable « passeur ». Malcolm Lowry ; Henry Miller, Roland Barthes, Gombrowicz, Beckett, Sciascia, Chalamov, Perec… Il nous a révélé nombre des écrivains qui ont modifié notre regard et notre sensibilité. Critique, éditeur, directeur de revue ou de journal, ce « héros du travail », comme disait son ami Michel Leiris, reste un formidable éveilleur. Son Histoire du surréalisme parue au lendemain de la guerre fait toujours référence soixante ans plus tard. De son métier d’enseignant, il a gardé le désir de transmettre le goût de la liberté.

Attentif et accueillant aux autres, pudique, scrupuleux, ironique, il s’interroge à haute voix et minimise ses mérites. Modeste ? « Un excès de modestie peut confiner à l’orgueil », dit-il. « La vastitude de ses curiosités est sans limites », prévient Gilles Lapouge, qui a longtemps travaillé à ses côtés à La Quinzaine littéraire. La longévité, chez Nadeau, passe par la lecture. Lire est sa façon d’être au monde. On se souvient des hommes-livres du film de Truffaut,Fahrenheit 451, ayant pris le maquis et portant chacun dans leur mémoire un seul grand texte pour le sauver de la destruction et de l’oubli. Nadeau, lui, est l’homme de tous les livres. L’homme, aussi, de la fraternité et du courage. Celui qui affirme haut et fort : « J’existe par les autres. »

Aujourd’hui, centenaire oblige, il doit accepter en rechignant un peu les hommages qui lui sont rendus de toutes parts : une soirée France Culture à l’Odéon, un film bientôt sur Arte, un livre d’entretiens avec Laure Adler, Le Chemin de la vie (reprenant le titre d’une collection fameuse qu’il dirigea jadis), la réédition de ses Mémoires littéraires, Grâces leur soient rendues… La légende est en marche.

Me rendant chez lui, rue Malebranche à Paris, je découvre un calicot sur une façade voisine, comme un clin d’œil : « L’Institut d’océanographie fête ses 100 ans. » Maurice Nadeau, trésor national ? Non, mieux : trésor vivant.

Comment vis-tu ce centenaire ?

J’essaye de passer entre les gouttes. Au fond, ça m’emmerde un peu ! À ceux qui viennent me voir, je dis : « Ah ! vous venez visiter le monument ! » L’autre jour, Bertrand Delanoë m’a remis une médaille de la Ville de Paris. Tout en le remerciant, je lui ai rappelé la phrase de Flaubert : « Les honneurs déshonorent. » Ça l’a fait sourire. Qu’est-ce que j’ai fait pour la Ville de Paris, moi ? J’aurais préféré qu’elle m’aide à renflouer la Quinzaine ! Voilà, c’est comme ça, faut arriver à 100 ans pour que les honneurs vous tombent dessus ! J’ai refusé par deux fois la Légion d’honneur, parce que ça, vraiment, c’est pas possible. Je suis quand même commandeur des Arts et Lettres, mais personne ne le sait ! Heureusement, tout ça va passer, en juin, on n’en parlera plus.

Qu’est-ce qu’on se dit au moment d’avoir 100 ans ?

Qu’il est temps de dégager, que tu es là un peu en surplus. On se demande pourquoi on est encore là. En même temps, on s’accroche. Moi, je m’accroche à un journal, à la lecture, à des tas de choses pour continuer à vivre… Annie Le Brun, une grande amie, m’a dit en plaisantant : « Vous n’avez pas honte ? »

Pour toi, tout a commencé par Combat en 1945 ?

Et par hasard. J’étais professeur à Arago. Au départ, avant-guerre, j’avais voulu être instituteur, et en banlieue, pour être en conformité avec mes convictions de militant trotskiste. Trotski, découvert grâce à Pierre Naville, m’avait plu par son indépendance, et puis c’était aussi un écrivain. Ma vie est un livre d’écrivain. Plus tard, j’ai édité, sous le label des Lettres nouvelles, Littérature et Révolution, ses textes sur l’art dans une société socialiste… Bref, Paul Bodin, que j’avais connu dans la Résistance, m’a emmené un jour à Combat et m’a présenté à son directeur, Pascal Pia, qui y faisait tout, sauf les éditos de Camus ! Il avait lu mon Histoire du surréalisme. Il me tutoie tout de suite. Coup de foudre et malentendu. Il croit que je viens chercher du travail et il me dit « Alors, à demain ! » J’abandonne l’éducation nationale, je deviens journaliste, dépêches de l’AFP et chiens écrasés, avant de m’occuper de la page littéraire du jeudi. Pia, mon aîné, m’a porté sur les fonts baptismaux. On est devenu très amis. Il ne jouait pas au directeur du plus grand journal de la Résistance, qui tirait à 300 000 exemplaires. Il y passait ses nuits. Au fond, je cherchais un père, le mien était mort à 26 ans à la guerre, la première.

Tu es toujours resté un dissident…

C’est très flatteur. Disons que j’ai toujours refusé de m’inféoder, et d’abord chez les communistes. J’étais revenu de Berlin en 1932 en disant à mes camarades, constatant la ligne aberrante du KPD [le Parti communiste d’Allemagne], « Staline fait des bêtises ! » Je n’ai pas fait de vieux os. Le trotskisme était une organisation un peu fantôme qui me convenait, une autre façon de voir la vie, d’imaginer le futur.

« Tout ce qui est inconvenant me plaît », dis-tu dans ton livre d’entretiens avec Laure Adler.

C’est vrai, je suis fait comme ça. C’est Zilda, ma mère, qui m’a sans doute appris ça : ne pas faire comme tout le monde. Or, elle était illettrée, fille de paysan, femme de ménage et cuisinière. Elle voulait que son fils, pupille de la nation, devienne instituteur. Elle savait se faire respecter, et rendre son tablier au besoin. Elle pensait par elle-même et ne se considérait pas comme une servante. J’étais très sensible à ça. Je me rends compte qu’elle fut un modèle pour moi. J’ai pourtant été placé à l’Assistance publique, mais dans de bonnes conditions. Je n’ai pas eu une enfance malheureuse. Il y a toujours eu quelqu’un pour me tendre la main, pour me prêter attention, un instituteur, d’abord, puis des profs. Au fond, j’ai toujours été favorisé. Je n’ai pas eu vraiment à me battre, ce qui me manque peut-être un peu, va savoir ! Si, j’ai quand même dû lutter, pour mes idées politiques et pour la littérature, ne serait-ce qu’en défendant ce que j’aimais. Enfin, bon, faut pas exagérer…

Il y a un côté farceur en toi ?

Tu crois ? Je me demande parfois si j’ai assez d’humour, mais j’aime ceux qui en ont. Un jour, à Combat, j’ai demandé à Pia pourquoi il était gaulliste, et il m’a répondu : parce que de Gaulle a beaucoup d’humour !

Combat fut une grande aventure pour toi…

Oui, mais ce n’est pas moi qu’on lisait, c’était le journal. Il était très apprécié par les intellectuels de Saint-Germain-des-Prés, et je bénéficiais de son aura. Disons que j’étais au bon endroit au bon moment.

Dans Grâces leur soient rendues, tu te montres plutôt sévère avec la critique…

Oui, se permettre de juger, je n’aime pas trop ça. Gombrowicz, qui ne supportait pas la critique, disait que c’est une activité satanique. Défaire ce que l’auteur est arrivé à faire péniblement. C’est vrai que le critique cherche souvent le côté par lequel l’œuvre pèche. J’ai toujours eu une autre conception du métier : chercher au contraire ce qui, dans le livre, révèle l’auteur, et révèle aussi celui qui le lit. Mon impression, c’est qu’il s’agit trop souvent d’une activité parasitaire : tu vis sur quelqu’un d’autre, il te faut ça pour pouvoir exister. Pour moi, le critique, c’est celui qui dit ce qui le touche personnellement dans une œuvre, en quoi elle lui parle.

Un écrivain qui n’est pas parmi tes préférés, Mauriac, semblait t’apprécier comme critique, non ?

Oui, il essayait de m’appâter avec des compliments. Il prétendait que j’aurais été le meilleur critique de ma génération si je n’avais pas été opaque au spirituel ! C’est mon grand défaut, et je l’assume…

Ça ne s’est pas amélioré ?

Je fais des efforts ! Mais le grand écrivain catholique, pour moi, reste Bernanos, à cause de son courage politique.

Te vois-tu avec plusieurs casquettes ?

Non, il n’y a qu’un seul Maurice Nadeau, qu’il soit critique, éditeur ou directeur de journal. Un manuscrit te parle ou ne te parle pas. S’il ne me parle pas, je dis à l’auteur qu’il n’est pas pour moi. Le bonheur, c’est de tomber sur un manuscrit qui te transporte.

Finalement, le mot qui te définit le mieux, c’est celui de lecteur ?

Oui, je suis arrivé à un âge où je ne fais plus que ça : lire. Il y a des livres contre lesquels on se blottit, ils vous protègent, avec eux on peut se laisser aller. Autrefois, j’accumulais les livres pour mon vieil âge. Maintenant que j’y suis, je me rends compte qu’il me reste tant à lire ou à relire. Une bibliothèque, c’est à la fois un cimetière et une nursery. Je tiens à la Quinzaine, car elle me donne la griserie de continuer à découvrir de nouveaux textes. Au départ, mon modèle était le Times Literary Supplement dont les articles, alors, n’étaient pas signés. Seulement, demander à des gens qui ne sont pas payés de renoncer à leur signature, c’était trop ! Ce que nous voulions, François Erval et moi, c’était faire entendre une voix différente, ni une voix officielle ni la voix de l’opinion publique. Je fais tout pour que le journal ait des lecteurs – je m’étonne d’ailleurs qu’il en reste encore ! – mais je ne leur cours pas après. Depuis quarante-cinq ans, je le fais sans fonds, avec les moyens du bord, et je t’assure que les fins de mois sont difficiles. Mais la Quinzaine reste le journal où il y a le moins de complaisance, c’est notre fierté. Quand ça va trop mal, je fais un appel aux lecteurs. Aujourd’hui, ce que je regrette, c’est l’époque où la maquette se faisait avec des ciseaux et de la colle. Cet aspect manuel a disparu, il me manque.

Quelle relation entretenais-tu avec les éditeurs qui t’hébergeaient ?

Je leur rends hommage à eux tous, auxquels j’ai fait perdre de l’argent. Tous m’ont donné une grande liberté : Buchet-Chastel, Julliard, Denoël et même Robert Laffont.

C’est Julliard qui t’a proposé de créer ta propre revue ?

Oui, Les Lettres nouvelles, qui ont existé de 1953 à 1977. C’est là que j’ai publié Roland Barthes et ce qui allait devenir sesMythologies. Des tas d’autres. Je ne voulais pas refaire la NRF, ni Les Temps modernes, de Sartre. C’est la littérature que je voulais défendre, pas la notion d’engagement en soi. Un auteur s’engage déjà en écrivant. Nous ne passions pas pour autant à côté de la politique. La littérature a des accointances avec l’état d’esprit d’une époque, la liberté, l’oppression, ou alors à quoi bon écrire ? La guerre d’Algérie était très présente dans nos colonnes. Nous avons soutenu le « Manifeste des 121 » en faveur de l’insoumission. C’est même grâce aux Lettres nouvelles que j’ai pu faire du recrutement et recueillir des signatures. Comme d’autres, j’ai d’ailleurs dû comparaître à la suite de ça… Bon, on en reste là, si tu veux, et on va déjeuner.