Télérama, 28 mai 2011, par Marine Landrot
Maurice Nadeau
Entretien avec Maurice Nadeau. Propos recueillis par Marine Landrot.
Faux timide, vrai volubile, critique littéraire puis éditeur, il continue de creuser son sillon. À 100 ans révolus, Maurice Nadeau se veut toujours un découvreur de talents.
Cet homme est un chêne sous lequel les plus grands écrivains du 20e siècle sont venus s’abriter. Critique littéraire depuis 1945 à Combat, L’Express, Le Nouvel Observateur puis La Quinzaine littéraire, Maurice Nadeau a mené une carrière parallèle d’éditeur chez Buchet Chastel, Julliard, Denoël, Mercure de France, pour finir par voler de ses propres ailes, en créant une maison d’édition à son nom, en 1984. Sa haine de la fausse modestie et son goût pour la discrétion lui ont permis de toujours trouver le ton juste, et de bâtir une existence entièrement fondée sur la Résistance. Maurice Nadeau aime les livres, il a besoin de les toucher, d’entendre le craquement de la reliure, de passer son index sur les lignes, comme un petit enfant. À 100 ans, il continue de déplier brusquement son corps immense pour marcher à grandes enjambées jusqu’à sa bibliothèque, et attraper un volume de l’auteur dont il est en train de vous parler…
Les manifestations se multiplient autour de votre centième anniversaire. Une soirée vous a même été consacrée au Théâtre de l’Odéon, à Paris. Comment vivez-vous cette célébration ?
Je trouve cela vraiment exagéré. Il faut arriver à cet âge-là pour susciter l’intérêt ! Avoir 100 ans, c’est devenu un fait social, un exploit. Alors on célèbre l’exploit. On fait l’addition. Liquidation totale, on ferme ! On ne fera pas mieux avant l’enterrement. Voilà l’impression que ça me donne, même si je m’y prête volontiers. Ma hantise, c’est qu’on se dise : “Mais pour qui se prend-il ?” C’est dur de faire une vie, puisqu’on en est là…
D’André Breton à Albert Camus, de Samuel Beckett à Georges Perec, vous avez croisé la route des écrivains phares du 20e siècle, tout en restant toujours dans l’ombre. Ces grands de la littérature vous intimidaient-ils ?
Je passais pour timide, mais je ne sais pas si je le suis vraiment. Parce que j’aime bien m’exprimer, comme vous le voyez ! Je me sens à ma place, minuscule, mais je ne vois pas de gens qui m’intimident. Un jour, je rencontre André Gide, chez Gallimard. J’ai tout lu de lui. Il est un modèle pour moi. Bon, il me parle… Je lui parle… J’ai conscience de ma petitesse, mais mon admiration ne me paralyse pas. Je me sens respectueux, sans que ça se manifeste forcément. C’est bizarre hein ? L’autre soir, Frédéric Mitterrand vient faire mon éloge, au cours d’une soirée qui m’est consacrée. Il a ce début de phrase malheureux : “Moi qui suis innocent…” Alors je me mets à l’interpeller : “Ah ben parlons-en, de votre innocence !” Naturellement, tout le monde s’est esclaffé. Il est resté un peu coi et puis il a repris son discours. Ce n’est pas parce qu’il est ministre de la Culture qu’il va m’intimider.
Pensez-vous comme Cioran que “ le livre est l’ami des heures difficiles ” ?
J’ai été élevé à la campagne. On habitait un peu loin de l’école, je ne voyais pas les autres gosses, je n’avais pas d’amis. Ma sœur était plus jeune que moi, je ne jouais pas avec elle… Je crois que je me suis mis à lire pour avoir de la compagnie, pour me sentir un peu moins seul. Mon père a été tué à la guerre à Verdun. J’ai ressenti fortement sa disparition. J’ai cherché à savoir s’il avait écrit, s’il avait lu des livres. Je voulais porter mes yeux sur des textes sur lesquels il avait porté les siens. J’en ai découvert, effectivement. Ça a été une consolation. On a retrouvé sur son corps une montre de gousset, et un petit carnet que j’ai conservé longtemps, où il avait écrit des chansons qui n’avaient pas grande valeur, sauf pour moi. Et puis je suis tombé sur ses livres, notamment les Contes de La Fontaine. Je n’y comprenais rien. Je sentais que c’était leste, que ce n’étaient pas des choses à lire. Mais ça me permettait de sortir de moi. Pourquoi mon père lisait ça ? Mystère. Ma mère, elle, ne savait pas lire…
Que vous a-t-elle transmis ?
Quand elle est morte, elle avait 70 ans, et pourtant, elle était encore au travail. Elle faisait le ménage et la cuisine chez des particuliers. Elle n’a jamais cessé de travailler. C’est peut-être l’exemple qu’elle m’a donné. Bon ou mauvais, je n’en sais rien. Je crois qu’elle aimait la vie. Elle était très joyeuse, très moqueuse. Elle avait de ces audaces ! Une fois, je ne sais pas ce que j’avais fait, mais pour me punir, elle m’a dit : “Tiens, voilà !”, et elle a relevé sa jupe pour me montrer son derrière J’avais 4 ans, je suis resté sans voix ! Elle aimait observer les gens, et cernait très bien leurs travers. Après son veuvage, elle était très courtisée. Un notable du village, notamment, venait de temps en temps la voir. Elle lui jouait des tours. Quand elle l’apercevait, elle filait au fond du jardin, en me chuchotant : “Tu lui diras que je ne suis pas là, mais que je vais revenir !” Alors le pauvre mec attendait… Et elle revenait, au bout d’un long moment : “Ah ? Vous êtes là ?” Enfin, elle aimait jouer, quoi ! Elle n’avait aucun complexe. Elle était très franche, parfois au risque de faire mal. “T’as pas été désiré, tu sais, toi !” m’a-t-elle avoué, un jour qu’elle était de méchante humeur. C’est mauvais de me l’avoir dit. Enceinte, elle a tout fait pour se débarrasser de moi. Il n’était pas question d’avortement à l’époque, alors elle prenait l’autobus le plus souvent possible… Mais une fois que je suis né, elle s’est dévouée pour moi toute sa vie. Elle s’était remariée avec un ouvrier électricien qui aurait voulu qu’à 16 ans, hop, je me mette au boulot. Elle a eu le courage de dire : “Non, non, Maurice apprend bien, il faut qu’il continue.” Grâce à elle, j’ai poursuivi mes études, pour devenir instituteur, puis professeur dans un collège…
Aimiez-vous le métier d’enseignant ?
C’est curieux, ça ne m’a jamais déplu. Au début, pour des raisons politiques, j’ai tenu à être instituteur alors que j’avais mon professorat en poche et que je pouvais enseigner en collège. Après, on s’est débarrassé de moi, on s’est dit : “ Qu’est-ce qu’il fait là, avec ses diplômes ? ” et on m’a collé au collège Arago à Paris, où j’ai enseigné pendant toute la guerre. Ça me laissait du champ pour mes activités de Résistance. Je m’absentais quinze jours par-ci, une semaine par-là, le proviseur ne voyait rien. Auparavant, comme instituteur, dans les années 1930, j’enseignais à Thiais, en banlieue parisienne. C’était moins dur qu’aujourd’hui, mais il y avait déjà beaucoup d’immigrés. Ces gosses me plaisaient. Je me souviens d’un petit Portugais formidable, que j’avais au premier rang, l’un de mes meilleurs élèves… Je leur enseignais Eluard, Aragon, au grand scandale du directeur d’école, qui me disait que ce n’était pas à la portée des enfants. Il y avait un peu de provocation de ma part, il faut bien le dire, mais je voulais leur faire sentir ce que c’était que la poésie. Le surréalisme fut une telle découverte pour moi
Vous avez failli donner des cours particuliers au fils de Raymond Queneau…
Je n’ai pas voulu parce qu’il cherchait un prof de maths et que je n’étais pas assez fort. C’est drôle, Queneau, on nous prenait toujours l’un pour l’autre, à l’époque de notre jeunesse. Il n’en était pas très flatté. Alors il s’appliquait à changer de look régulièrement, mais je changeais en même temps que lui ! On faisait partie d’un même jury littéraire, on se réunissait dans un petit restaurant près de Saint-Sulpice, et il n’était jamais content quand je m’asseyais à côté de lui… Un jour, son épouse nous a confondus, c’est devenu plus grave ! Dans le hall d’un théâtre, je sens deux mains qui se posent sur mes yeux : “Ah, Raymond, t’es déjà arrivé !” De dos, elle m’avait pris pour lui ! Il paraît que j’avais le même rire… Des années après, on m’a proposé d’écrire un ouvrage sur Queneau, parce que je connaissais toute son œuvre. Au pied du mur, je ne me suis pas senti de taille, j’ai refusé. Il n’en a jamais rien su, j’espère.
Vous avez écrit une Histoire du surréalisme en 1945. Pourquoi n’avez-vous jamais appartenu à ce mouvement dont vous fréquentiez assidûment les membres ?
Parce que je ne m’en sentais pas digne. Cela supposait une vie que je n’avais pas, le rejet de beaucoup de choses. Je menais une existence “bourgeoise” : enseignant, marié, deux enfants. Comment aurais-je eu le droit d’être surréaliste ? Ils me permettaient de graviter autour d’eux, parce que j’étais à leur service. C’est ce que j’ai toujours fait, d’ailleurs. Je me suis mis au service du trotskisme, du surréalisme, et grâce leur soit rendue, au service des écrivains en général. Ça doit aussi venir de ma mère, qui était bonne à tout faire. Les articles de critique que j’ai réunis, je les ai d’ailleurs intitulés Serviteur !, comme on terminait ses lettres, au 17e siècle…
Vous avez permis à de nombreux écrivains de prendre leur envol, mais beaucoup ont connu ensuite la gloire chez d’autres éditeurs. Comment vivez-vous cette infidélité ?
Est-ce que je leur en veux ? Je ne crois pas. Je trouve normal qu’un écrivain fasse carrière sans se préoccuper de moi. Un petit éditeur et un grand n’ont rien à voir. La maison Gallimard et moi, on a beau fêter tous les deux notre centenaire, c’est quand même pas pareil ! Parfois, je me retrouve dans de drôles de situations. Il y a un auteur, par exemple, je publie son premier livre. Puis il va ailleurs pour des raisons financières, parce que je ne peux pas lui donner de mensualités. Eh bien, alors que je ne le publie plus, il continue de m’écrire, de me téléphoner : “Vous êtes mon éditeur…” C’est quand même pas mal ! Ça va, je jouis d’une bonne image… J’ai eu le cas inverse avec l’écrivain Leonardo Sciascia, dont j’ai publié onze livres. Quand j’ai été remercié par les éditions Denoël, il m’a dit : “Bon, je reste avec vous, je vous apporterai l’argent.” Il faut dire que l’argent, partout où je suis passé, j’en ai toujours perdu. Sciascia voulait que je continue à publier ses œuvres en les finançant lui-même, c’est incroyable ! Pourtant, tout le monde lui courait après… Voilà un bel exemple d’amitié et de fidélité.
Vous avez souvent dit qu’il valait mieux ne pas rencontrer les auteurs qu’on aime…
Non, ce n’est pas toujours souhaitable. J’ai eu des déceptions, mais en même temps il y a des exceptions. Henry Miller, par exemple. J’avais créé avec André Gide un comité pour le défendre, alors qu’on le traitait de pornographe. Il m’en a été très reconnaissant, de sorte qu’il m’a écrit régulièrement, jusqu’à la veille de sa mort, en 1980. Il a habité trois semaines chez moi avec sa femme. On n’a jamais parlé de son œuvre. Sans doute est-ce le secret de notre amitié. Mais aurait-il été mon ami s’il n’avait pas été écrivain ? Je ne crois pas. Le contraire s’est produit avec Céline. J’adore Céline. Quand il s’est révélé être l’ignoble personnage qu’il était, il s’est réfugié au Danemark et j’ai pris sa défense dans Combat, parce que je crois qu’un écrivain a le droit de tout écrire. C’était le journal de la Résistance, il y a eu quelques désabonnements… Céline m’a écrit pour me remercier. Puis, quand il est revenu à Paris et qu’il a été amnistié, il a voulu me voir. J’ai refusé.
Vous avez écrit : “À 20 ans j’ai eu besoin de liqueurs fortes comme Breton, ensuite j’ai eu besoin de maîtres, comme Gide.” Et maintenant ? De quels écrivains avez-vous besoin ?
Je suis attiré par les philosophes. Ce doit être la fin de ma vie, en effet… Je n’ai pas eu de culture philosophique. À 16 ans, j’ai lu Ainsi parlait Zarathoustra, parce que Nietzsche, c’est facile. C’est de la philosophie, vous me direz, mais c’est aussi beaucoup de poésie. Je découvre maintenant Spinoza, Schopenhauer, Deleuze, Guattari. Je viens de me mettre à Peter Sloterdijk. Je ne comprends pas toujours tout. Il parle des globes… La conjugalité, les amis, le métier, le milieu… il dit qu’il faut être à l’intérieur, à tant de distance du centre… Je lis, je relis. J’essaie, je tente. Dans Sloterdijk, il y a tout un vocabulaire à décortiquer. Il faut revenir à l’étymologie, et on arrive un peu à comprendre. Ça m’élargit, ça me plonge dans le monde des grands esprits… Alors là, oui, je suis peut-être intimidé. J’ai l’impression de vivre dans le cosmos, dans quelque chose qui m’échappe. Dans un autre monde… Enfin, non, dans le monde, mais dont je ne devinais pas qu’il était aussi vaste, aussi grand… Ces lectures me donnent l’impression de ne pas être réduit. C’est une sensation bizarre que je suis en train d’éprouver, à 100 ans
Maurice Blanchot disait que pour bien écrire la critique d’un livre qu’on aime il faut d’abord s’en éloigner. Comme critique littéraire, de Combat à La Quinzaine littéraire, quelle fut votre ligne de conduite ?
Maurice Blanchot, Georges Poulet… Pour moi, ce sont des critiques. Ceux qui écrivent dans les journaux comme moi ne font pas vraiment de la critique. C’est du journalisme critique, c’est autre chose. Je ne les mets pas sur le même plan. Un journaliste gagne sa vie, je ne suis pas sûr qu’il ait de réels besoins philosophiques qui le poussent à décortiquer, ni même la capacité. En tout cas, moi, je n’en suis pas capable. Souvent, un texte me touche ou ne me touche pas, mais je n’ai pas envie de le désosser, de le comparer. Il faut juste que je sente quelqu’un derrière. Une voix, un être vivant. Est-ce qu’on peut appeler cela de la critique ? Je ne suis pas sûr. Je me sens dans la situation de tout lecteur…
Quel est le secret de votre inépuisable énergie ?
J’ai de bons écrivains… J’ai Ling Xi, cette Chinoise qui écrit un français impeccable, je voudrais que tout le monde la reconnaisse. J’ai Yann Garvoz, un jeune qui m’a envoyé un manuscrit dans le style 18e siècle. Je voudrais bien que son livre soit remarqué, qu’on entende que ce n’est pas du tout-venant. Alors je me dis, bon, il faut que je tienne encore le coup pour ces gens-là, parce qu’ils se sont confiés à moi, je ne peux pas les laisser tomber. Je ne peux pas dire : “Oh, laissez-moi tranquille, je suis fatigué, allez voir ailleurs !” La bonne âme… Je suis la bonne âme…