Le Magazine littéraire, mai 2002, par Valérie Marin La Meslée

« Relier les lambeaux de la mémoire »

« Dans une scène de Matriochka, mon dernier roman, Chiara, la jeune biographe, en plein psychodrame conjugal, fait une découverte : si à ce moment précis, elle imaginait son mari comme un personnage, elle en viendrait à aimer aussi ses défauts. Dans la vie, on sort très difficilement de soi-même… Dans mes deux premiers livres, on pourrait banalement dire que j’ai successivement « réglé mes comptes » avec mon père et ma mère. Les Pages arrachées traitait d’une relation d’un père et de sa fille, plus belle et plus compliquée que ne fut la mienne avec mon père. J’ai pu me libérer de ce rapport par l’écriture en donnant dans ce livre la même importance aux deux « moi » : celui du père et celui de l’adolescente, deux personnages silencieux mis en face l’un de l’autre avec leurs fragilités. Mon second roman Passion de famille s’emparait de la matière familiale du côté maternel, que j’ai synthétisée, et gelée en quelque sorte, par l’ironie, la mise à distance des générations, l’exagération de l’exagéré, en partant de l’histoire vraie de ma grand-mère napolitaine avec laquelle j’avais une relation très forte. Dans Sœurs, roman sur la détresse de chacun à laisser mourir en lui son « moi » adolescent, je me suis en quelque sorte dédoublée, aucune des deux sœurs n’était vraiment moi ou ma sœur. Il y a toujours deux personnages dans mes livres, deux histoires sur le terrain vague d’une rencontre, celui du roman. Sœurs traitait du lien entre le moi privé et le moi social à travers cette femme jeune et déjà mère, c’était mon cas, dans ces moments où on peut avoir l’impression, face aux événements historiques, de se regarder dans une glace. Ce livre a pour origine un fait réel, la mort du fils de ma sœur, sur lequel je n’aurais pas été capable d’écrire. Le temps joue beaucoup dans l’écriture autobiographique, et je n’ai écrit que dix ans après ce deuil. Il faut le temps que la matière, devenue inconsciente, vienne toute seule à la lumière. À chaque fois dans un livre se fait le tour de quelque chose, une douleur ou un désir, mais quelque chose qui n’est pas en ligne directe dans le temps de la vie.

À partir d’un lambeau de passé, car la mémoire est toujours en lambeaux, l’écriture tend un arc, celui du récit, qui relie les lambeaux, et en cela réside la beauté de la créativité. Aujourd’hui le roman peut se présenter lui-même un peu plus en lambeaux qu’à l’époque classique… Sans savoir pourquoi, le puzzle se refait, il faut savoir attendre, et l’artifice réside dans l’attitude personnelle : la disponibilité. Dans mon dernier livre, la rencontre a lieu dans le roman lui-même, en train de se faire, où le moi de la biographe, à travers la vie de son sujet, va naître à son moi d’écrivain. Cette conjonction miraculeuse de la rencontre nous renvoie à nous-mêmes, animaux très narcissiques, à ce que nous recherchons, à ce qui touche notre propre histoire. S’intéresser à l’autre en tant qu’autre seulement relève plutôt de la religion ou la morale… »