Studia islamica, par Michel Chodkiewicz
Il y a quelques années, Paul Fenton avait publié à Londres une édition critique du texte judéo-arabe et une traduction anglaise du Traité du Puits d’Obadia b. Maïmonide (ob. 1265), petit-fils de l’auteur du Guide des égarés (1). Il nous offre à présent, avec une introduction largement développée, une traduction française de ce même traité suivie de celle d’un autre ouvrage (2) dû, cette fois, à un descendant plus tardif de Maïmonide, David, mort vers 1415. Les travaux de S. Rosenblatt, de N. Wieder, de S. D. Goitein, de G. Vajda (à qui l’on doit la préface du livre ici recensé) avaient depuis longtemps fait apparaître l’existence, dans le judaïsme égyptien médiéval, d’un « cercle piétiste de type soufi » et soupçonner le rôle que des membres de la famille de Maïmonide – à commencer par son fils Abraham (ob. 1237) – avaient pu y jouer. L’influence du soufisme sur certains courants de la spiritualité juive était au surplus un fait bien établi et très antérieur au XIIIe siècle comme le démontraient en particulier les Farâ’id al-qulûb de Bahyâ Ibn Paqûda, mort vers 1180. Ibn Paqûda n’est pas d’ailleurs un cas isolé : Ibn Aqnîn, au XIIe siècle également, utilise la Risâla de Qushayrî et cite Junayd ou Ibn Adham.
M. Fenton a souhaité reprendre l’étude de ce problème historique sur une base documentaire beaucoup plus large et en recourant notamment à une « prospection systématique de toutes les collections accessibles de manuscrits judéo-arabes en provenance de la Genîzâh du Caire ». Parmi les matériaux ainsi inventoriés figurent des copies en caractères arabes ou des transcriptions en caractères hébraïques de textes islamiques représentant la plupart des tendances du tasawwuf, depuis les maîtres du IIIe siècle de l’hégire jusqu’aux ishrâqiyyûn. M. Fenton relève qu’Ibn ’Arabî n’est pas représenté dans cet ensemble et se demande si cette absence tient à des raisons doctrinales. L’explication la plus vraisemblable est peut-être, cependant, d’ordre chronologique: si l’on en croit Dhahâbî, ce n’est qu’au début du VIIIe siècle de l’hégire que les œuvres du Shaykh al-Akbar ont commencé à connaître une diffusion en dehors des milieux restreints où elles avaient jusque-là circulé (ce qui, selon lui, expliquerait le retard avec lequel les ’ulamâ’ ont pris la mesure de leur hétérodoxie). Or les manuscrits de la Genîzâh étudiés par M. Fenton sont en général du VIIe.
Mais à côté de cette littérature d’origine islamique se trouvent des ouvrages d’auteurs juifs – traités, commentaires exégétiques ou recueils de prières – chez lesquels l’empreinte du soufisme, « modéré » ou « extatique », est parfaitement identifiable : en témoignent des emprunts textuels (leMurshid ilâ l-tafarrud de David Maïmonide, par exemple, démarquc des passages de Fakhr al-Dîn Râzî, de Suhrawardî d’Alep, de Ghazâli ; voir à cet égard les comparaisons significatives effectuées par M. Fenton p. 221- 224) mais plus généralement l’emploi de notions et de termes techniques dont l’origine est évidente (ahwâl, maqâmât, wusûl, qurb, etc.). Les hasîdîm égyptiens (à ne pas confondre, évidemment, avec ceux qui prirent ultérieurement ce nom dans le judaïsme ashkenaze) ne se bornent pas à puiser dans le tasawwuf des idées ou des formulations – quitte à attribuer à « un sage de notre nation » tel propos d’un auteur musulman. Ils semblent en avoir adopté aussi beaucoup des pratiques : rôle du murshid, suhba, khalwa (cf. p. 63-65 un cas typique de arba’ iniyya), wird, dhikr… Il est piquant, soit dit en passant, de constater que, si Ibn Taymiyya accuse les soufis d’introduire dans l’Islam des modes de dévotion aberrants imités de ceux des ahl al-kitâb et les dénonce (vainement) auprès des princes de son époque, les Juifs du Caire reprochaient à Abraham Maïmonide, père de Obadia, l’ « imitation de la coutume non juive » (hiqquy ha-gôhîm) et déposaient plainte contre lui… auprès du sultan al-Malik al-’Adil.
Sur tout cela, le travail de M. Fenton précise – rectifie parfois aussi – les résultats de ses prédécesseurs, sa connaissance approfondie des sources islamiques comme des sources juives lui permettant de mettre en évidence et d’interpréter des analogies et des convergences jusqu’ici ignorées. Cette exploration minutieuse est d’autant plus opportune que la riche symbiose culturelle et spirituelle dont ces documents portent témoignage est précaire : les lettrés juifs d’Orient perdront bientôt l’usagc de l’arabe classique. Du côté musulman, le cas d’un Ibn Hûd (d’origine andalouse comme la dynastie des Maïmonide), commentant à Damas le Guide des égarés pour des disciples juifs, restera exceptionnel (M. Fenton relève cependant qu’à Fès en 1332, selon un auteur juif, des musulmans étudiaient l’ouvrage de Maïmonide dans leur madrasa) (3)
Le « traité du puits » (Maqâlat al-hawdiyya) doit son titre à un vocabulaire symbolique probablement inspiré par un passage de l’Ihyâ’ ’ulûm al-dîn et qui assimile le cœur au hawd dont l’eau, si elle est pure de toute souillure, représente alors les sciences spirituelles – la référence scripturaire étant évidemment, chez Obadia, le puits de Jacob. Les dix-neuf chapitres de ce livre constituent un classique itinéraire du sâlik qui, par la veille, le jeûne, le silence et la solitude – les quatre piliers de la discipline spirituelle chez la plupart des soufis, Abû Tâlib al-Makkî entre autres – conduisent à l’ittisâl. C’est encore du sulûk, de ses moyens, de ses étapes et de son terme qu’il est question dans les 27 chapitres du « Guide du détachement » de David ben Josué, dont les relations personnelles avec certains soufis paraissent bien établies. Le caractère ésotérique de l’enseignement donné par ce dernier nâgîd de la lignée des Maïmonide, chez qui l’influence de Suhrawardî (al-maqtûl) est très fortement marquée, est beaucoup plus sensible que dans les écrits d’Obadia. Le chapitre III montre bien que le terme de hasîdût ne désigne pas pour lui la simple ferveur pieuse mais est retenu comme équivalent du mot arabe tasawwuf. On voit clairement apparaître ici la notion d’insân kâmil (sur laquelle on dispose maintenant d’une étude plus récente que celle de Nicholson (4). La désignation du « sage théosophe » (muta’allah) comme « khalîfat Allâh » (chapitre XXVI) est particulièrement digne de remarque.
L’introduction très érudite de M. Fenton pose d’importantes questions. Y a-t-il un rapport de filiation entre les hasîdîm et les qabbalistes postérieurs ? Dans le cas d’Abû l-’Afiyah, cela semble en tout cas assez probable (l’image du « jeune garçon » qui, dans un texte de cet auteur, se manifeste à « l’Homme Parfait » rappelle curieusement, disons-le en passant, ce fatâ – « jouvenceau mystique » selon l’expression de Corbin – que mentionne Ibn ’Arabî au début du Kitâb al-isrâ et des Futûhât Makkiyya) (5). Abû l-’Afiyah est-il à son tour l’intermédiaire entre la hasîdût et la qabbalah de l’école de Safed au XVIe siècle ? Les futurs travaux de Paul Fenton apporteront certainement sur tout cela de précieux éléments de réponse.
(1) The Treatrise of Pool, Octagon Press, Londres, 1981.
(2) Dont il a publié l’édition critique à Jérusalem en 1987.
(3) Les polémiques soulevées par ce comportement en milieu musulman ne sont pas éteintes : nous avons récemment (septembre 1987) entendu Ibn Hûd dénoncé en Algérie – dans le cadre d’une attaque contre Ibn ’Arabî et ses disciples – comme «Shaykh al-Yahûd».
(4) Masataka Takeshita, Ibn Arabi’s Theory of the Perfect Man, Tokyo, 1987, où l’auteur analyse l’histoire de ce concept.
(5) L’allusion à Hermès (voir p. 97) – souvent assimilé en Islam à Idrîs – serait également à mettre en rapport avec la fonction de Pôle universel qu’lbn ’Arabî assigne à ce dernier.