Tribune juive, 21 avril 1989
Pessa’h enseigné par la mystique hassidique
À propos d’un récent livre de Josy Eisenberg et Adin Steinsaltz.
II était une terre, celle de l’Égypte des pharaons, dont Dieu était absent. Pourtant, en cette terre « nue » (Exode 42,9), les étincelles de sainteté étaient prisonnières. C’est qu’à l’origine, enseigne la mystique juive, quand Dieu le créa, l’univers était incapable de supporter les flots de Sa lumière. Aussi les vases divins se brisèrent et les étincelles se mélangèrent à la matière. La Tora n’indique-t-elle pas qu’au début le monde était « tohu-bohu, ténèbres sur la face des abîmes… L’esprit de Dieu planait sur la face des eaux. Et Dieu dit : Que la lumière soit ».
Sur cette terre d’extrême désolation spirituelle, la mystique juive, pour laquelle les poissons figurent les âmes, voit s’affronter deux êtres aquatiques. Le pharaon, « grand crocodile, affalé au milieu de son fleuve » qui dit : « Le Nil est à moi, c’est moi qui me suis fait » (Ezéchiel 29, 1 à 3), et Moïse, le « Léviathan », homme de la tribu de Lévi, dont l’étymologie enseigne qu’il est « lié » à Dieu.
Dans l’âme d’Israël brille l’étincelle divine. Elle aspire à retourner à Dieu et ce désir agglutine à elle d’autres étincelles, celles qui sont tombées en exil dans le monde. Voilà pourquoi Israël est envoyé en exil, lui aussi, avec pour mission de guérir le monde, de lui apprendre à séparer la lumière de la matière, la lumière des ténèbres, d’orienter les particules de l’une et de l’autre, de les rendre conscientes…
Car le monde est un champ magnétique où s’affrontent, en vérité, le tohu-désordre et les étincelles. Israël est l’aimant qui oriente « les électrons vers un but précis et les fait entrer dans un système organisé ». Afin de réparer le monde.
Il fallut que le premier exil d’Israël commençât en l’Égypte ancienne, « self-made land », dont le pharaon-crocodile affirme qu’il a fait le Nil, géniteur de l’Égypte et son nourricier. Sur cette terre nue de Dieu commence le combat singulier entre le pharaon-crocodile qui tourne le dos à Dieu (pharaon, c’est l’anagramme de ’oreph = nuque), qui nie la toute-puissance divine et Moïse en état de « face à face » avec Dieu : « Moïse l’homme le plus modeste qui ait jamais été sur terre » (Nombres 12,3) se soumet totalement à la volonté de Dieu.
Le combat prendra fin avec la « sortie d’Égypte ». Israël sort hors des « frontières étroites » (étymologie de Mitsraïm = Égypte) de la causalité, car la royauté de Dieu s’est révélée au-delà de la causalité des mondes. Voilà ce que veut dire qu’il y a eu « saut » (traduction du mot Pessa’h). Dieu a fait le « saut » c’est-à-dire qu’Il s’est révélé à Israël. Israël, lui, peut se prévaloir du saut de la foi. Il sort hors des frontières du monde physique et adhère à Dieu.
Dans cette dialectique interviennent les prescriptions de la Tora sur la consommation de la matsa, « pain de l’abnégation », qui correspond à l’abdication par Moïse de sa propre volonté pour se soumettre à Dieu.
Parce que le hassidisme dit que nous sommes toujours prisonniers des limites de « notre Égypte », nous faisons l’apprentissage de la matsa, comme l’enfant qui découvre le pain, et la connaissance. Au-delà du concept galvaudé de la nourriture physique qui évoque le savoir, la nourriture, en ce qu’elle alimente notre cerveau, siège de la connaissance, permet réellement d’accéder au savoir. « Le pain est l’aliment par excellence… Le premier accès à la civilisation. »
Le pain dont, ordinairement, nous faisons notre nourriture, le pain « levé », est le rappel de notre savoir sophistiqué. Après avoir parcouru l’univers des sciences et des connaissances, il nous faut revenir à la case départ, et constater qu’au-delà des limites de la causalité, nous ne savons rien. Et goûter alors la matsa « comme un retour aux racines de la foi, à un état de la connaissance pure de tout mélange ». Et s’il est vrai que la cuisson des matsoth, lors de la sortie d’Égypte, répondait aux conditions de la fuite imposée, il n’en reste pas moins que, dès l’abord, Dieu avait ordonné aux Hébreux d’accompagner la consommation de l’agneau Pascal de matsoth (Exode 12,8). « La matsareprésente une des dimensions les plus fondamentales de l’exil et de la sortie d’Égypte : une apparition, une révélation de Dieu tellement dense et massive qu’elle écrase l’homme, aplanit son être et sa culture. C’est comme si tout son savoir, qui s’était enflé comme du pain levé au cours de l’année, ou des mille années écoulées, s’émiettait soudain, face à la révélation de Dieu. »
Ainsi parlent les rabbins Adin Steinsaltz et Josy Eisenberg… Pendant de longues semaines, ils ont dialogué devant les petits écrans et ont initié les auditeurs français à l’enseignement de l’Admor Hazaken, ou encore « le Rabbi » : Schnéour Zalman de Lady (1745-1813), premier de cette dynastie hassidique que l’on désigne communément, aujourd’hui, sous le nom de « Loubavitch ».
Les différentes branches du hassidisme ont profondément puisé dans la mystique juive. Et le hassidisme, depuis le XVIIIe siècle, a été le plus usité des vecteurs à perpétuer l’enseignement de la kabbale, la mystique juive.
Cependant, si le hassidisme traduit l’élan populaire des fidèles et l’enthousiasme du plus grand nombre, le mysticisme dont il s’est inspiré est resté limité à des « happy few ». La difficulté intrinsèque d’un enseignement ésotérique, le langage hermétique de certains écrits hassidiques ont contribué à maintenir la mystique comme un enseignement protégé.
Josy Einsenberg lui-même n’a fait connaissance des leçons du Rabbi qu’après avoir frotté son intelligence aux sciences classiques du judaïsme.
Curieusement, c’est en France que, ces dernières décennies, la mystique juive a fait une entrée sur le devant de la scène, dans un effort d’initiation qui a conquis un public qui n’avait du judaïsme ordinaire que des connaissances élémentaires ou fragmentées. Le mérite en revient au rabbin Léon Achkenazi, dit Manitou qui, au lendemain de la guerre, a eu recours à un enseignement ésotérique pour permettre aux jeunes juifs intellectuels, mais ignorants du judaïsme, d’aller à la rencontre de la Tora. Sans doute la formation philosophique des jeunes Français a-t-elle rendu plus faciles les leçons de Léon Achkenazi, professeur de philosophie et directeur de l’école des cadres Gilbert Bloch à Orsay.
Pour Josy Eisenberg, il le dit dans l’introduction du Chandelier d’or qui nous présente ses entretiens télévisés dans un livre de 360 pages, la découverte des œuvres du Rabbi a été « un véritable éblouissement et les heures passées à étudier ses commentaires seront parmi les plus belles de (sa) vie ». Pour sa part, le rabbin Adin Steinsaltz, « véritable Pic de la Mirandole… a su, lui, renouveler l’enseignement du Rabbi pour en faire notre plus proche contemporain ».
Le Chandelier d’or, éblouissement lui aussi pour le lecteur, présente un enseignement, différent et nouveau pour l’immense majorité, des significations des fêtes juives et des concepts généraux du judaïsme qu’elles sous-tendent. À l’instar de la techouva dont le livre parle en ses premiers chapitres, cette leçon se situe souvent au-delà du temps et du monde ou, en tout cas, des enseignements traditionnels qui nous sont familiers. Elle permet d’approcher d’un champ de réflexion placé « au-delà de la nature et de la Loi », dans un univers qui n’exclut pas des règles différentes de celles de la causalité.
L’un des mérites du livre est sa clarté. Disons que les auteurs ont réussi à libérer les… étincelles de lumière enfouies dans un domaine où elles auraient tendance à rester cachées aux non-initiés. L’aisance avec laquelle ils font appel aux notions de physique et de médecine contribue à dépoussiérer un enseignement dont ils montrent l’actualité.
L’un des prodiges de la mystique juive c’est que, de façon générale, elle a su ne pas isoler ses adeptes de la communauté. Si le judaïsme est… libre pensée, la discipline et la cohésion des fidèles ont été maintenues grâce à la halakha commune. De ce point de vue, on a justement remarqué que les grands mystiques juifs ont écarté des codes de lois qu’ils ont rédigés la moindre allusion à la science ésotérique.
La mystique juive est-elle kabala, c’est-à-dire un enseignement de même valeur que la halakha, en ce sens qu’elle aurait été transmise, selon la terminologie propre au verbe K-B-L, depuis le Sinaï ? Dans la mesure où le judaïsme ignore les dogmes, l’adhésion à la mystique, qu’elle soit classique ou hassidique, demeure facultative. Mais elle constitue une très grande satisfaction pour l’intellect. Ce qui explique l’engouement actuel pour cette discipline, ainsi sans doute que l’attrait, dans notre univers rationaliste, de connaissances réservées et qui, s’agissant de la kabbale, présentent tant de titres d’authenticité.