Archives des sciences sociales, 1986, par Martine Cohen
Publiée à titre posthume en 1824 en Lithuanie, cette œuvre majeure d’un disciple du Gaon de Vilna doit se lire à la lumière du conflit qui opposait alors Hassidim et Mitnagdim : conception d’une communion avec Dieu fondée sur la ferveur du fidèle et sur la pureté de son intention, contre la préoccupation exclusive des rabbinites pour l’étude traditionnelle ; elle doit se comprendre aussi en rapport avec les mouvements historiques de l’Émancipation – avec ses premiers effets de déstructuration des communautés juives en Europe Orientale –, de la Haskala et de la Wissenschaft.
Cette œuvre est exceptionnelle par son caractère de systématisation de la doctrine religieuse du judaïsme et d’explicitation de la philosophie qui sous-tend sa démarche cognitive normative. Son auteur (1759-1821) récapitule donc les textes majeurs de la tradition juive et poursuit dans la ligne de son maître lorsqu’il relie, dans sa conception d’une Révélation permanente le développement de la littérature ésotérique (la Torah, ses commentaires et sa législation) et celui de la littérature ésotérique (mystique de la Merkaba, Bahir, Zohar, Cabale du ’Ari). On notera l’absence de toute référence à la philosophie juive médiévale et à sa tentative de traduire les données de la Révélation dans les termes d’une Raison autonome. C’est à l’encontre de la philosophie spéculative maïmonidienne en effet, mais également de la conception mystique hassidique, que H. de V. affirme la centralité de l’étude de la Torah comme voie d’union à Dieu (Devêqut).
Quatre « Portiques » composent L’Âme de la Vie : Anthropologie, Théologie, L’Homme et l’Infini. Entre Dieu et l’Homme : la Torah ; un « avertissement » contre les « Dangers de l’Intériorité » précède ce dernier chapitre consacré à l’étude.
L’Anthropologie développe une conception de l’homme comme récapitulant dans son corps la hiérarchie des mondes – les Dix Sefirot qui sont l’émanation de Dieu. Bien que situé dans le monde inférieur, l’homme est par sa racine relié au sommet de la hiérarchie qu’il soutient. Car l’homme seul a le pouvoir de maintenir et d’animer la Création de Dieu en accomplissant les mitzvot(commandements divins) puisque chaque mitzva correspond à un organe de son corps. L’homme « à l’image de Dieu », cela signifie donc qu’il est, comme lui, maître de l’univers. Mais sa connaturalité avec le monde implique aussi une extériorité et une efficacité objective des actes prescrits, indépendamment de toute intentionnalité – pour H. de V., la pureté absolue de l’intention requise par les Hassidim est une exigence impossible à satisfaire avant l’acte, elle ne peut être qu’un objectif à atteindre et une victoire toujours provisoire. Enfin, puisque la Bible est « une représentation symbolique du processus intime de la vie divine », le but de l’homme n’est pas de se réaliser dans sa personne mais de répondre au besoin divin de réunification.
La Théologie développe ces deux idées – primauté de l’acte sur l’intention et de la visée divine sur la préoccupation humaine – à propos de la prière. Dans la réalisation de celle-ci, l’intention est souhaitable mais elle n’est pas primordiale, plus essentiel est le respect des règles de son effectuation (temps précis, prononciation distincte des mots). Car le langage, dans la conception de l’auteur, n’est ni une expression subjective de la réalité, ni un instrument conventionnel, il est l’expression exacte de la réalité. Sa structure même (consonnes, voyelles et accentuation) correspond aux trois degrés de l’âme humaine (nefesh, ruah et neshama). La prière, tout comme l’accomplissement des mitzvot, est donc une technique visant à intensifier la présence de Dieu dans les mondes.
Le troisième Portique concerne le rapport de l’homme à la transcendance. Prenant le contre-pied de la conception immanentiste de Dieu dans la tradition hassidique – avec son risque de panthéisme – H. de V. réinterprète la notion lurianique du tzimtzoum (la contraction de Dieu) : c’est dans son aspect immanent (Dieu tel qu’on le perçoit « de notre côté ») que Dieu s’est concentré afin de préserver l’indépendance de l’homme et du monde ; Dieu ne s’est pas retiré du monde mais il a voilé sa transcendance (En-Sof). Cette contraction du divin, cette distance, est l’essence même du mal, mais cette imperfection, provisoirement nécessaire pour permettre à l’homme d’advenir, peut être réparée par lui : « Par des actes adéquats et surtout par la prière et l’étude de la Torah, l’homme peut rétablir la circulation de l’être à travers les mondes » (introd. p. XLIX). Dans cette conception progressive de la restauration – dans laquelle la Torah est moins une théodicée qu’un manuel de réparation du mal – on note l’absence de toute spéculation d’ordre eschatologique. Face à une religion naturelle qui verrait dans l’ensemble du réel des signes de la Présence divine, H. de V. oppose donc la conception d’une vie religieuse comme réponse à l’appel d’un message transcendant.
La tradition d’étude et d’exégèse de la Parole constitue cette ouverture sur la transcendance ; elle est « un moyen objectif pour intensifier la relation de Dieu aux mondes ». On voit que cette « science » n’est pas une activité cognitive comme une autre : elle requiert fidélité à une norme de conduite, elle appelle à un renouvellement constant du sens. Révélation continue qui conditionne la Création continue, responsabilité immense de l’homme : si l’étude venait à s’arrêter, l’univers entier se disloquerait. L’étude seule permet la communion avec Dieu, mais celle-ci est plus un objectif qu’un point de départ de la vie religieuse ; elle est plus une compréhension des exigences de la Torah qu’une union mystique. Cette redéfinition intellectualiste du judaïsme – dont la littérature rabbinique est le support premier – se démarque cependant, d’un côté d’une conception monadique du sujet (identifié à sa raison autonome ou à sa volonté subjective) et de l’autre, de la conception spinoziste de la Bible comme texte du passé, clos et figé, objet de l’investigation « scientifique ». H. de V. fait de l’interprétation comme activité créatrice le problème central de toute pensée et de toute œuvre de civilisation.
Par son œuvre écrite et pratique – il a inventé un nouveau type de yéchiva où le prestige de l’étude et de l’étudiant est rehaussé – H. de V. a permis le renouvellement idéologique du judaïsme rabbinique par incorporation d’aspects essentiels de la tradition mystique. Il a ainsi fourni des fondements idéologiques et pratiques (logistiques pourrait-on dire) aux multiples courants de l’orthodoxie juive qui se sont constitués en réponse aux défis de la modernité : naissance de la critique biblique, émancipation et insertion nouvelle, individuelle, des juifs dans la société globale, émergence du sujet, développement d’une religiosité fondée sur la vie intérieure ou sur une conduite éthique inspirée par la Raison.
Dans une perspective « volozhynienne », on pourrait comprendre l’interprétation éthique de cette œuvre par B. Gross et E. Lévinas – le primat de l’acte permet la rupture d’une subjectivité qui serait autrement close sur elle-même – comme un renouvellement proprement moderne du sens de cette œuvre : en rapport avec la reconsidération actuelle du sujet et l’insistance sur la dimension relationnelle de sa subjectivité. De même, dans le contexte actuel du renouveau religieux juif et de son engouement pour « l’étude », quelles que soient ses formes et en regard de l’éclatement du savoir dû au développement extrême de la rationalité scientifique, l’interprétation moderne selon laquelle, pour l’auteur, « la croyance est une forme de savoir » signale une nouvelle position du religieux aujourd’hui, notamment dans ses rapports avec la science.
La traduction de cette œuvre, son compte rendu et son interprétation dans l’excellente introduction de B. Gross, constituent ainsi, au-delà du travail de restitution d’une source importante, un objet de réflexion sociologique.