Art press, février 2011, par Jacques Henric
Honoré de Balzac, Illusions perdues
C’est sur l’écran lumineux de mon ordinateur, en tapotant sur les touches (autrement plus silencieuses que les frappes sur celles de mon ancienne machine à écrire Hermès) que je me propose de rendre compte de cette « ode au papier » que les éditions Verdier présentent dans un superbe volume qui inaugure une nouvelle collection de cet éditeur (en collaboration avec la Fondation Empreinte, hébergée par l’Institut de France), consacrée à la reproduction de manuscrits originaux, en l’occurrence, pour cette première parution, à celui des Illusions perdues de Balzac. Il faut s’y faire, jamais plus les écrans de nos Mac et de nos PC, pas plus que les textes tirés ensuite sur papier, ne prétendront égaler ces mini-œuvres d’art que sont les pages d’un manuscrit de Proust ou de Balzac, ou les placards reçus de l’imprimeur, corrigés à la main par l’auteur au cœur du texte et dans ses marges. Outre l’aspect esthétique de ces grandes feuilles de papier dont les signes typographiques sont surchargés d’ajouts rédigés à la plume, ce dont le numérique nous privera, c’est la possibilité qui nous est offerte de suivre le processus créateur en cours. Pourquoi ce mot-ci rayé remplacé par celui-là ? Pourquoi tels passages supprimés, pourquoi ces amplifications et ces nouveaux développements à propos d’un portrait ou d’une péripétie de l’action ? Pourquoi un personnage d’abord donné comme un des héros principaux du récit sur le premier folio du manuscrit perd ce statut sur le premier placard qui revient de l’imprimerie ? Feuilletant le fac-similé du manuscrit de Balzac, on est au plus près de sa table de travail, carrément au-dessus son épaule, on le suit s’acharnant sur ses brouillons, accumulant ratures et notes d’abord sur les pages de manuscrit puis sur les jeux d’épreuves, un peu comme on peut suivre le travail du peintre dans son atelier. Dans son texte préface, « Honoré de Balzac au travail », Stéphane Vachon cite ce mot de Malraux : « Les épreuves de Balzac sont plus instructives qu’aucun exposé. »
On parle aujourd’hui, à propos des prodigieux bonds en avant du multimédia et d’Internet, de la révolution numérique. Aurait-on oublié quelle égale révolution fut l’invention de Gutenberg ? Révolution dans la diffusion de la pensée, voire révolution de la pensée elle-même. « L’imprimerie est le télescope de l’âme », écrivait Lamartine en 1853 (cité par Jean-Pierre Gérault dans son avant-propos à l’album). Et Lamartine de lancer cette incroyable prophétie : « Un jour, dans quelques années, un mot prononcé et reproduit sur un point quelconque du globe pourra illuminer ou foudroyer l’univers. » Déjà annoncés : Google, Facebook Wikipedia, Wikileaks… Certes, le globe n’en est pas encore illuminé ni foudroyé, mais constatons qu’il en est déjà pas mal ébranlé. S’il est un écrivain qui, plus que tout autre de son temps, a compris quelles transformations en profondeur l’invention technique de l’imprimerie à caractères mobiles allait provoquer dans le monde de l’édition, de la presse, dans la transmission du savoir et de la culture, comme dans l’évolution de la littérature, c’est bien Balzac. N’est-ce pas un des thèmes de son grand roman, Illusions perdues ? Un poète, un imprimeur, occupent la scène, et nous voilà plongés dans le petit enfer de la capitale, plus précisément dans celui du journalisme dont on sait quelle implacable description en donne Balzac. La société du spectacle, la marchandisation du livre commencent à tourner à plein régime. Debord, un peu plus d’un siècle après, n’aura plus qu’à confirmer, en l’aggravant, le diagnostic. Convaincu que l’industrialisation du livre va avoir des implications esthétiques sur la littérature, pour le meilleur et pour le pire, et, côté pire, ce que l’auteur de la Comédie humaine annonce, n’est-ce pas ce passage de la publication à ce phénomène, aujourd’hui en pleine accélération (voyez le nombre de livres paraissant à chaque rentrée littéraire), que Lacan a appelé la « poubellication ». Quant aux effets sur le milieu de la presse, qu’il a connu de près pour y avoir longtemps officié, l’éclairage que Balzac jette sur lui dans son roman est rendu plus cru encore dans sa Monographie de la presse parisienne écrite en 1842. Publiée, un an après, elle parachève l’œuvre entreprise dans le tome II des Illusions perdues, paru en 1839 sous le titre « Un grand homme de province à Paris ». Il en dénonce ses turpitudes, ses ridicules, sa médiocrité, sa corruption. « Si la presse n’existait pas, concluait-il, il faudrait ne pas l’inventer. » Vœu pieux, si l’on en juge par ce qu’on voit s’étaler comme papier imprimé aux étalages de nos kiosques. Et je ne dis rien de ce déversoir qui n’est pas sans évoquer souvent les égouts que sont les canaux dits d’informations du Web. Et si, répondant au souhait de Balzac, cette presse-là, dans un élan suicidaire, était en train de travailler à sa propre disparition ? En attendant, plongeons-nous, toutes illusions bienheureusement perdues, dans ces magnifiques labyrinthes que sont les pages manuscrites et les épreuves du chef-d’œuvre de Balzac.