Communauté nouvelle, septembre 1986, par Maurice-Ruben Hayoun
C’est un texte très important de la spiritualité juive du début du XIXe siècle dont M. Beno Gross, Doyen de l’Université de Bar-Ilan, nous fait l’aubaine en nous offrant une édition française du Néfésh ha Hayyim de Rabbi Hayyim de Volozhyn, sobrement introduite et doctement annotée. Ce livre est, dans sa version française, une contribution fondamentale à la connaissance du judaïsme, à une époque où deux branches issues de lui-même, venaient tout juste de parvenir à une trêve après des luttes fratricides. Il s’agit des oppositions tranchées entre la secte des hasidim et de leurs adversaires doctrinaux généralement appelés les mitnagdim.
Disciple de Rabbi Eliyahu, dit le Gaon de Vilna, Hayyim fondera en 1802 une yéshiva à Volozhyn où il servait en qualité de rabbin depuis l’âge de 25 ans. Ce détail, savoir la création d’uneyéshiva, revêt une importance particulière dans le contexte historique de l’époque. Désireux de réaffirmer avec force, mais aussi avec un esprit conciliant, le primat de certaines valeurs au sein du judaïsme rabbinique (la prière selon un rite et des horaires fixés d’avance et pour tous, l’étude de la Tora, i.e. du Talmud et de ses glossateurs), Hayyim de Volozhyn marque cependant l’avènement d’une ère nouvelle dans les relations entre les hasidim et leurs adversaires dont il était, en personne, l’un des meilleurs représentants. On a souvent parlé de danger de sclérose menaçant le judaïsme purement halakhique, n’était l’émergence de la doctrine hasidique qui sut l’envelopper d’une spiritualité nouvelle tout en étant authentiquement juive. En effet, à intervalles réguliers dans l’histoire, l’âme juive se sent emprisonnée dans un écheveau inextricable d’interdits, de prescriptions et de règles. Sa réaction est parfois violente et parfois douce. Violente, lorsqu’elle donne libre cours à des vagues d’antinomisme qui culminèrent avec Sabbataï Zewi et Jacob Frank, douce, lorsqu’elle donne naissance à la mystique juive et/ou au hasidisme (celui du XVIIIe siècle) où les dévots(hasidim) confèrent aux lois et interdits un relief et une profondeur qu’on ne leur soupçonnait pas précédemment.
De vrai, tout le judaïsme a constamment oscillé entre deux pôles que le génie pratique de certains rabbins (trop peu nombreux et trop rares, il est vrai) a su concilier tout en conservant à chaque partie sa quasi-totale dignité. Ces deux extrémités que sépare une tension polaire ont nom halakha etaggada. La première entend déterminer sans discussion aucune la marche, la norme à suivre ; et si discussion il y a, ceci concerne généralement l’élargissement ou le rétrécissement du champ d’application, et jamais la mise en cause de la règle elle-même. On peut même envisager de « changer » un tant soit peu les modalités d’application, soit parce que le peuple juif a dû quitter sa terre natale, soit parce que certaines pratiques spécifiques sont tombées en désuétude. On réforme donc l’application concrète de la halakha dans certains cas réduits, (et toujours exceptionnels), on n’oblitère jamais l’esprit qui y préside.
Autrement l’aggada qui occupe elle aussi (assez paradoxalement, de prime abord) une place non négligeable au sein du judaïsme rabbinique dont le territoire a été si soigneusement balisé par le Talmud. Celui-ci va jusqu’à dire : Si tu désires savoir qui a dit que l’univers soit, apprends l’aggada. Mais par ailleurs, ce même Talmud nous prévient contre le ba’al aggada (l’aggadiste) :Ba’al ha-aggada, eyno métammé we-eyno metaher… eyno mattir we-eyno osér… (l’aggadiste ne saurait déclarer telle chose pure et telle autre impure, il ne saurait déclarer telle chose, licite et telle autre illicite).
Telles semblent être les limites grosso modo que la halakha impartit à l’aggada et que cette dernière ne saurait franchir sans graves dommages pour elle-même. Vu sous un certain angle et dans cette problématique d’une tension polaire au sein du judaïsme, le hasidisme est une excroissance de l’aggada sortie de son cadre. C’est un peu une revanche de l’âme et du cœur sur le légalisme intransigeant et pointilleux de la halakha.
La grandeur de Rabbi Hayyim dans le Néfésh ha-Hayyim réside en ce qu’il a su faire baisser la tension et établir un distinguo entre la bonne foi, la bonne volonté des hommes, et les dangers que pouvait contenir (en germe) la doctrine dont ils se voulaient les supports. Car dire que Dieu connaît les prières et qu’il suffit tout juste de réciter l’alphabet hébreu un certain nombre de fois, la science divine suppléant au reste en réordonnant le discours exact liturgique, est le signe d’une grande bonté naïve qui peut se tolérer chez deux ou trois individus cités en exemple, mais qu’un rabbin responsable s’empressera ensuite d’envoyer dans un solide Talmud Tora. Que serait devenu le judaïsme si l’on avait suivi quelques uns de ces doux rêveurs pour qui l’érudition talmudique était secondaire et le respect scrupuleux des prières peu important ? Ce sont ces détails-là et d’autres points bien plus importants que Hayyim s’est empressé de restaurer au sein même de la pratique juive quotidienne, que les hasidim n’ont jamais reniée dans son essence. Mais face à ceux qui affirmaient (en toute bonne foi) que le vrai judaïsme était le leur, Hayyim a rappelé avec force, amour et fermeté que le judaïsme était aussi autre chose, une autre chose qui n’était pas nécessairement inconciliable avec cela.