Esprit, mai 1987, par Catherine Chalier
Rabbi Hayyim de Volezhyn (1759-1821) fut le disciple et l’admirateur du célèbre Gaon de Vilna, grand talmudiste qui joua un rôle crucial dans la résistance d’une partie du judaïsme à l’extension du hassidisme. Rabbi Hayyim, lui, fonda une yeschiva à Volozhyn, celle-ci réhabilita les études talmudiques négligées par le hassidisme et elle exerça une influence considérable sur le judaïsme de l’Europe de l’Est. Son livre, Nefesh Hahayyim, L’Âme de la vie, est une œuvre remarquable qui expose les données de la spiritualité juive sous forme systématique et en se fondant exclusivement sur l’exégèse des écritures bibliques, talmudiques et cabalistiques.
Selon Rabbi Hayyim, Dieu, Elohim, a produit les mondes par son pouvoir infini et il les maintient constamment dans l’être. S’il venait à cesser de répandre sur eux son énergie créatrice, ceux-ci retourneraient aussitôt au néant. Seulement, et c’est le thème majeur du livre, Dieu a voulu que son association au monde dépende de la conduite humaine, des pensées, des paroles et des actes d’Israël qui représente l’humanité authentique. L’homme créé en effet à l’image et à la ressemblance d’Elohim est lui aussi l’âme de l’univers non seulement parce que, créé le dernier, il récapitule en lui l’ensemble des forces de l’univers, mais aussi parce que le sort de toute la création est suspendu à son influence. « C’est par ses actes, ses paroles et ses justes pensées, qu’il soutient et renforce les nombreux et saints mondes supérieurs » (p. 10). L’homme est donc responsable de l’univers, c’est là le secret de son humanité et le sens de sa ressemblance à Elohim. Aucun détail de sa conduite ne peut jamais être considéré comme ne concernant que lui seul : tout ce que l’homme pense, dit et fait a une portée infinie, bien au-delà de ce qu’il croit parfois pour se rassurer et limiter sa responsabilité en pensant que certaines choses ne regardent que lui et que le reste est hors de sa portée.
Israël se voit donc appelé à ajouter vitalité, lumière et sainteté aux forces et aux mondes selon qu’il se conforme ou non aux commandements de la Thora. C’est dire l’enjeu de la fidélité d’Israël : la possibilité de faire vivre, et en cas de désertion, de faire mourir, ces autres mondes et, en premier lieu sans doute, cet autre monde qu’est autrui. Tout dépend des actions humaines et c’est en ce sens qu’on doit dire que Dieu a besoin des hommes.
Rabbi Hayyim insiste particulièrement sur ces deux piliers du monde que sont la prière et l’étude car « si ces pratiques venaient à faire défaut, il s’ensuivrait une éclipse de la présence divine et les mondes retourneraient aussitôt au néant » (p. 85). Cependant contrairement aux Hassidim, il valorise davantage l’étude et il critique sévèrement ceux qui s’y soustraient en prétextant une insuffisante ferveur de la pureté d’intention. Pour lui l’essentiel reste toujours l’acte, l’accomplissement des devoirs, même si la pensée ne s’avère pas à la hauteur, car « celui dont les actes surpassent la sagesse est semblable à un arbre qui a peu de feuillages, mais contient de nombreuses racines » (p. 171). Ainsi faut-il étudier la Thora jour et nuit pour la connaître et non pour en tirer quelque autosatisfaction, mais même si l’intention de celui qui étudie n’était pas encore pure, le devoir de l’étude a été accompli et il restaure les mondes. « Quiconque s’occupe de la Thora, même s’il est pris au départ dans de multiples péchés […], l’étude de la Thora finit par redresser son cœur et la lumière qu’elle renferme le ramène vers le bien » (p. 243) et, avec lui, les mondes dont il a la charge.
Il faut savoir gré à Benno Gross de sa traduction et de son commentaire si précieux pour la bonne compréhension d’une œuvre exceptionnelle qui, comme le souligne E. Lévinas dans sa préface, rappelle à l’homme sa « responsabilité illimitée ». Cet ouvrage introduit de façon magistrale à la spiritualité juive mais il est surtout, pour une humanité tentée par le divertissement, le nihilisme et l’intolérance, un rappel de sa vocation éthique, de sa vocation de « porteuse des mondes ». Car, en définitive, Dieu ne peut régner parmi les hommes que si ceux-ci acceptent à chaque instant de répondre des autres qu’eux-mêmes.