Information juive, juillet 2012

Actualité de Maïmonide. Un entretien avec René Lévy

Les éditions Verdier ont pris l’initiative de rééditer (dans la collection « Les Dix Paroles » qui avait été fondée par le regretté Charles Mopsik) l’une des œuvres philosophiques majeures de tous les temps Le Guide des égarés de Rabbi Moshé ben Maïmon.

On sait que cette œuvre a été écrite par Maïmonide en arabe, comme le furent la plupart des œuvres philosophiques juives au cours du Moyen-Age, en Espagne.

La traduction publiée ici est celle – faite à partir de l’arabe – par Salomon Munk. Cette édition a été revue, corrigée, commentée et mise à jour sous la direction du philosophe René Lévy, le fils du regretté Benny Lévy.

Dans l’entretien qu’on va lire, René Lévy explique l’importance du livre de Maïmonide et son actualité pour les lecteurs juifs d’aujourd’hui.

Quel est le but de Maïmonide en écrivant Le Guide des égarés ?

Son but est clair, confer l’introduction générale : réconcilier le Juif d’étude avec sa raison. Ni trahir, comme beaucoup ont fait (Spinoza par exemple), ni céder sur sa raison, comme la plupart font encore. Ni le rationalisme effronté, ni le dogmatisme dévot. Ni la posture de l’esprit fort ; ni l’imposture religieuse. La reconquête de l’esprit prophétique par l’intelligence spéculative est à ce prix. Maïmonide fut l’un de ses héroïques champions.

Pourquoi la formule « guide des égarés » s’est-elle imposée alors que le terme « perplexes » aurait été plus exact ? Maïmonide pensait, plus précisément, aux gens troublés et indécis.

C’est exact. La formule « guide des égarés » est de Salomon Munk, d’après l’hébreu de la version de Samuel ibn Tibbon. Il s’en explique dans une longue note. Pinès, le traducteur en anglais duGuide, pourtant très proche de la traduction de Munk, a rendu par « perplexed ». Par perplexité, il faut entendre ce que nous avons dit : le sentiment de déchirement entre la fidélité au prophétisme et les exigences de la raison. Les perplexes, seuls lecteurs autorisés, ne sont encore une fois ni les esprits forts, ni les dévots. Le Guide n’a de vertu que pour eux.

En quoi le Guide est-il une œuvre philosophique d’importance mondiale ? Salomon Munk, le traducteur, signale qu’il est cité par Saint Thomas et par Albert le Grand.

Le Guide est une des plus grandes œuvres de la pensée et l’une des plus difficiles. C’est aussi l’une où la tension dramatique est la plus forte. On a compris pourquoi. Son influence fut grande, notamment sur la scolastique chrétienne dont vous avez cité deux éminents représentants. Plus tard, au 17e siècle, Pierre Bayle et Leibniz débattent encore sur le Guide. Ce dernier nous a laissé ses annotations, publiées par Foucher de Careil au 19e siècle. Au sein du monde juif, sa diffusion a provoqué de la part de nombreux rabbins une réaction antiphilosophique dont l’extrême violence se fait encore ressentir aujourd’hui. La kabbale métaphysique (qu’il ne faut pas confondre avec la kabbale mystique), sans être hostile à la philosophie, naquit, elle, d’un sursaut de l’esprit prophétique face à l’outrecuidance rationaliste qui s’autorisait du succès du Guide.

Maïmonide s’élève contre ceux qui, au sein du judaïsme, voulaient prendre à la lettre les anthropomorphismes de la Bible. Pour lui, il s’agit toujours d’allégories.

C’est un enjeu crucial, auquel tout le premier livre du Guide est consacré : comment entendre, sans heurter l’intelligence, les images prophétiques ? Car rien n’est plus absurde que de prendre des images à la lettre, ni plus dangereux quand ces images figurent Dieu. Par ses images, le prophète parle à l’intelligence à travers l’imagination. C’est un poète intelligent.

La règle qu’il édicte c’est que « l’Écriture s’exprime dans le langage des hommes ».

L’Écriture a plus à dire qu’aucun homme ne pourra jamais entendre. Cet infiniment plus, l’Écriture l’a déposé dans des mots d’homme. Le Tabernacle en est le paradigme : l’Infini s’y laisse entendre d’entre les ailes des chérubins.

Quelle vision a-t-il des prophètes et de la prophétie ?

La prophétie marque le sommet de l’intelligence ; de l’intelligence intuitive. S’il y a des prophètes, et non seulement des « philosophes », c’est parce que l’intuition, à son fait, voit plus que de raison. L’intelligence spéculative ne peut alors que dévider à l’infini ce précieux écheveau verbal que le prophète arrache de la bouche de Dieu. Le prophète n’est pas, pour Maïmonide, un concurrent du philosophe, ni l’adversaire de la raison, mais leur inspirateur.

À différentes reprises Maïmonide exprime une grande admiration pour le prosélyte Onkélos. Comment expliquer cette admiration et d’abord qui est Onkélos ?

Onkélos était un noble romain converti au judaïsme, comme on dit aujourd’hui. Il entreprit, sur les instances de Rabbi Eliézer, de traduire en chaldaïque toute la Torah. Si Maïmonide l’admire, comme Rachi d’ailleurs, c’est parce qu’il désamorce partout les anthropomorphismes bibliques.

Qu’a-t-on appelé « la théologie négative » chez Maïmonide ?

Pour faire vite on ne peut dire de Dieu qu’il est sage, ou puissant, ou provident, sans limiter sa sagesse, sa puissance ou sa providence. On peut encore moins dire qu’il est non sage, impuissant ou indifférent. S’il faut dire quelque chose de Dieu, et c’est l’enjeu théologique par excellence, nous devrons employer la double négation, par où s’entend quelque chose de son infinie perfection : il n’est pas non sage, pas impuissant, pas indifférent. Maïmonide fait en somme de la litote le ressort de toute théologie rationnelle.

Pourquoi le Guide a-t-il donné lieu dans le monde juif à des débats, des polémiques et même à des luttes ?

Nous l’avons dit : la peur de l’intelligence et des risques qu’elle doit courir dans l’étude en a rendu fébriles plus d’un. Chez quelques uns, la fièvre est montée jusqu’à provoquer le délire.

Y a-t-il aujourd’hui une actualité du Guide des égarés ?

Le Guide est plus que jamais actuel. De tous les ouvrages de la pensée, il est même, malgré son âge et la « vieillesse » de sa langue, le plus actuel : car qu’y a-t-il de plus actuel, pour un Juif au moins, que la lutte intérieure pour la restauration de l’intelligence sans le sacrifice de l’inspiration ? Qu’y a-t-il de plus éminent, quelle que soit l’époque, que la reconquête par l’homme, de la raison inspirée ?