Information juive, juin 1986, par Arnold Mandel
La pensée de Volozhyn
Le commentaire toraïque dans la société juive traditionnelle, tel qu’il avait cours dans le grand réservoir juif d’Europe orientale jusqu’aux environs de la seconde moitié du XIXe siècle, procède certes d’une conception de l’homme et du monde, d’une weltanschauung que l’on pourrait analyser et caractériser. Et cela a été fait. Cependant ce profil philosophique est rarement développé, sauf dans les écrits précisément philosophiques de la grande période judéo-espagnole. Il résulte de ce fait une difficulté d’approche pour nos contemporains de cet enseignement faisant abstraction des généralités qui nous furent inculquées par la culture justement dite « générale », même quand le patrimoine particulier juif ne nous est pas ou plus étranger.
Or, l’intellectuel juif contemporain d’allégeance religieuse est, à des exceptions près, tributaire de la modernité. Il ne faut pas que les articulations de sa foi se heurtent à un insurmontable obstacle dans la confrontation.
Avec Maïmonide et d’autres rationalistes religieux la contradiction est levée, encore que pas toujours sans difficultés. Mais qu’en est-il avec les rabbins polonais du XVIIIe siècle, des talmudistes exclusifs rétifs à la notion même de « culture générale », des cabalistes inspirés et orientés par le Zohar ?
Il n’est pas sûr que ce choix par Benjamin Gross de la communication en français de l’œuvre de Rabbi Hayyim de Volozhyn L’Âme de la Vie soit uniquement déterminé par sa possibilité d’insertion dans un courant de pensée au large d’un up to date. Mais cette latitude d’actualisation est signalée aussi bien dans la préface d’Emmanuel Lévinas que dans l’introduction de l’auteur de la traduction lui-même.
Rabbi Hayyim de Volozhyn qui vécut de 1759 à 1821 était un disciple du Gaon de Vilna. Ce guide génial, véritable lumière de la gola, est étroitement identifié dans la chronique spirituelle à l’âpre lutte par lui livrée au hassidisme dans lequel il voyait une dangereuse dévoie menaçant la société juive de son temps dans son centre de gravité même : la prédominance de l’étude talmudique et l’autorité morale et intellectuelle de ses maîtres.
La lutte antihassidique du Gaon et de ses partisans – qualifiés de mithnagdim (c’est-à-dire « adversaires ») était idéologiquement une guerre totale et procédait par excommunications.
Cependant chez Rabbi Hayyim de Volozhyn, cet antagonisme est déjà atténué et la polémique à cet égard est à peu près absente bien que les directives de suprématie de l’étude par rapport à l’expérience purement affective soient vigoureusement affirmées et soulignées dans la perspective même où elles contraient et heurtaient le revivalisme piétiste des hassidim. Mais en fin de compte il y a des sources et des références communes. Les mithnagdim de la suite du Gaon et le Gaon lui-même étaient comme les hassidim, des mystiques de la filiation du Zohar et de l’Ari de Safed.
Grosso modo L’Âme de la Vie est une théosophie mise en rapport avec une anthropologie métaphysique et spirituelle.
Contrairement à l’assertion implicite ou explicite de Buber selon laquelle on ne peut pas parler de Dieu mais seulement à Dieu, la pensée de Volozhyn envisage – pour ne pas dire dévisage – l’être divin sous l’aspect d’une identification à partir de celle, originelle dans le Livre, de l’homme créé à la ressemblance de son créateur. Il s’ensuit entre l’un et l’autre une interdépendance à la fois bénéfique et redoutable – car elle peut être rompue – et la certitude que Dieu a besoin de l’homme, comme le dira, dans son titre même deux siècles plus tard le livre d’un penseur juif contemporain : Abraham Heschel.
Humanisme ? Certes, mais non pas au sens malgré tout limité de l’homme investi et crédité de « mesure de toute chose », comme dans la morale sécularisée, mais en tant qu’« âme du monde » : Que personne en Israël – qu’à Dieu ne plaise – ne se dise : Que puis-je accomplir par mes humbles actes dans les mondes ? Qu’il sache au contraire, qu’il comprenne et qu’il s’imprègne de l’idée qu’aucun détail de ses actes, de ses paroles et de ses pensées de tout instant n’est perdu. D’où la malfaisance radicale du péché, qui n’est pas seulement destruction du pécheur, mais aussi et encore ravage du monde, suscitant l’immonde (= non monde). Rabbi Hayyim de Volozhyn rappelle le verset des psaumes disant : « Donnez de la puissance à Elobim. » Et cela signifie que nous ajoutons de la force au maître de l’ensemble des forces.
Dans cette perspective primauté absolue de la Tora sur toute autre modalité de « service ». Et cela veut dire concrètement le devoir constant de l’étude ayant valeur et portée d’oraison.
Entre le troisième et le quatrième portique de cet ouvrage il y a un court chapitre intitulé « avertissement » et où indirectement, s’exprime la contradiction au hassidisme par la signification du danger de l’intériorité.
L’importance que les hassidim attachent dans leur effusion religieuse à la dévêkouth, la plénitude d’adhésion, la jonction radicale, peut susciter le mépris de ceux qui n’ont pas une suffisante vie intérieure pour se situer à cette hauteur et donc procéder d’un coupable orgueil de détenteurs de grâce privilégiés. L’excessive exigence morale de total désintéressement dans l’étude de la Tora peut elle aussi troubler le jugement par sa sévérité. L’acte religieux est intrinsèquement valable et méritoire quand bien même sa motivation profonde ne serait pas entièrement pure. Il y a là une réhabilitation de l’ordinaire du rituel et du formel que dédaignait dans son emphase l’ardeur hassidique. Et pourtant cette « complaisance » ne ressortit pas d’un esprit prosaïque. C’est la pénétration d’un regard sachant découvrir la ferveur là même où elle semble s’effacer.
La théologie, la cosmologie, la morale de Rabbi Hayyim de Volozhyn ne composent pas un recueil de préceptes ou de scolies apologétiques et uniquement en vue de l’édification du lecteur.
Elles sont, entre autres, une reformulation développée de la perception cabalistique de l’être de l’homme, de Dieu et du monde.
À ce titre elles comportent, bien que littéralement judéocentriques dans leurs références, des éléments de spiritualité religieuse universelle. Ce qui permet à Emmanuel Lévinas, dans sa préface, d’y voir une anthropologie de l’humanité.
La traduction de Benlamin Gross, professeur en Israël à l’université Bar Ilan, ancien directeur du lycée Aquiba de Strasbourg, est d’une admirable perfection. Le traducteur a su résoudre avec pertinence et élégance de style les difficiles problèmes de transmission de notions archétypiquement juives et hébraïques dans la langue de l’esprit analytique : le français.