Information juive, novembre 1984, par Charles Mopsik
Une puissance de pensée inégalée
II est des hommes dont l’œuvre et la vie sont si intimement mêlées que l’on peut imaginer l’une en connaissant l’autre. C’est sûrement le cas de Moché ben Maïmon « le Séfarade » (dit Maïmonide), qui naquit en 1135 à Cordoue, dans l’Andalousie mauresque. Son père, qui y exerçait l’activité de juge dans un tribunal rabbinique, lui donna le goût de la rigueur et le sens du juste et naturellement Maïmonide devint l’auteur tout d’abord d’un commentaire sur l’ensemble de la Michna, puis surtout du premier grand ouvrage qui récapitule et codifie les règles de l’existence juive discutées dans le Talmud. Mieux, dans la préface à son Michné Torah (« La répétition de la Torah »), qu’il écrivit dans un hébreu très pur, il déclare que son labeur vise la mise au net du texte talmudique de telle façon que l’on puisse désormais avoir un accès direct à la halakha – la loi effective –, en faisant l’économie d’un recours au Talmud, le recueil de la tradition orale.
L’ambition de Maïmonide pour son peuple est claire : pourvoir les communautés juives dispersées d’une règle de vie unitaire qui les rassemble par-delà leur éclatement, et qui, de plus, jette les bases d’une dogmatique (au sens noble du terme) qui définisse précisément et sans ambiguïté pour tous les juifs, les principes de leur foi et les détails de leur comportement social, politique et religieux. D’une certaine manière, on pourrait dire que Maïmonide a inventé la religion juive, en fixant ses règles qui faisaient encore l’objet de débats incessant. À ce titre, Maïmonide a été la conscience du peuple juif, soucieux plus que tout autre de son unité et de sa pérennité – ce qui lui valut le surnom de « second Moïse » ou encore « d’aigle de la synagogue ». Dans les lettres qu’il adressa à des communautés qui s’étaient tournées vers lui comme vers leur recours le plus sûr, on le voit s’engager résolument pour apaiser les passions, éteindre les incendies de mouvements messianiques, prendre position contre les exaltés du martyre lors des épisode de conversion forcée à l’islam, et toujours redonner l’espoir en termes simples et conciliants sans transiger sur les principes et sans complaisance.
Bien vite, le centre de la vie et de la pensée juive se déplaça de la Babylonie des derniers exilarques (les Gaonim) dont l’autorité s’était imposée depuis le sixième siècle, vers les places où Maïmonide élisait domicile. Après son départ d’Espagne et un bref séjour à Fès au Maroc, motivé par les agissements des nouveaux maîtres de la péninsule ibérique – la dynastie fanatique et intolérante des Almohades – il s’établit à Fostat, près du Caire, où il termina ses jours en 1204 – à moins que la légende qui le dit être mort à Jérusalem ne soit vraie.
Le Réel
Mais l’œuvre majeure de ses vieux jours se situe dans un autre domaine que celui de la loi, car Maïmonide, outre son activité de médecin qu’il exerçait avec passion pour subvenir à ses besoins et qui le fit entrer dans l’histoire de la médecine comme l’un de ses grands noms (on peut admirer son effigie sculptée sur la façade de l’École de médecine, rue Jacob à Paris), était aussi et surtout peut-être, un philosophe d’une envergure considérable. En lisant le fruit mûr de ses recherches en cette matière, Le Guide des égarés qu’il écrivit en arabe, on se rend compte à quel point Maïmonide mise sur le réel contre les tendances idéalistes des philosophies musulmanes, comme celle du Calam (ou des Moutacallimîn).
À partir de la pensée d’Aristote dont il se montrera l’un des meilleurs interprètes médiévaux, il élabore une théologie juive dont les ressources sont loin d’être épuisées aujourd’hui encore. La Bible, les Aggadoth du Talmud et le Midrach sont mis en valeur comme pensées spéculatives et il n’est pas de grands problèmes métaphysiques, (l’existence de Dieu et la nature des anges, la création du monde, la révélation, la prophétie) qui n’y soient abordés de manière décisive. Mais si ce livre fondamental qui joua d’ailleurs un rôle non négligeable dans le développement de la cabale, s’achève par des considérations sur la signification et l’utilité des commandements divins, auxquels Maïmonide refuse énergiquement de prêter une nature arbitraire ou irrationnelle, c’est que le souci qui régit sans cesse les mouvements de sa pensée n’est pas celui de l’acquisition d’une sagesse qui permette à l’homme de connaître vraiment Dieu : « Un tel homme, après avoir acquis cette connaissance, se conduira toujours de manière à viser à la bienveillance, à l’équité et à la justice, en imitant les actions de Dieu » (dernier chapitre du Guide).
La confrontation
Le caractère achevé et systématique de la pensée de Maïmonide n’a pas d’équivalent au sein de la littérature juive de tous les siècles, ce qui valut à celui qui disait : « Aime la vérité d’où qu’elle vienne », de nombreux adversaires qui lui reprochaient l’esprit philosophique qui marquait trop sa pensée, à leurs yeux, d’emprunts étrangers au judaïsme. La doctrine de Maïmonide suscita, de son vivant même, un mouvement intellectuel au sein d’une jeunesse juive déjà pénétrée par les sciences et les philosophies de la brillante civilisation musulmane alors à son apogée. Dans ces circonstances, la confrontation entre les nouvelles idées et la tradition juive devenait inévitable ; « les égarés » à l’adresse desquels Maïmonide avait composé son Guide n’étaient autres que les lettrés de la jeune génération, qui demeuraient hésitants et perplexes face aux vérités démontrées par la raison et face à celles éditées par la loi révélée. L’ouvrage de celui qui allait faire office de maître à penser de cette génération, prouvait qu’il était possible de rester attaché à la tradition des pères tout en s’éclairant des lumières de la raison philosophique. L’impact de cette audace se fit sentir jusqu’à la Haskalamoderne, le mouvement juif des « lumières », qui trouva en Maïmonide la réalisation anticipée de ses espoirs et l’autorité rabbinique incontestée sur laquelle s’appuyer pour s’affirmer face aux tenants de la pure tradition. […]
Il est vrai qu’un regard rétrospectif sur son histoire fait apparaître qu’il a tout aussi bien joué comme un frein à l’assimilation que comme un encouragement en sa faveur. Il a retenu des générations au sein de la tradition d’Israël et il a permis (à son corps défendant) à beaucoup d’intellectuels juifs de s’éloigner d’elle. Spinoza qui était un grand lecteur du Guide est un exemple de ceux qu’il n’a pas réussi à retenir et qu’il a plutôt aidés à partir. De même plus tard Salomon Maïmon.
Mais ce qui fait son ambivalence est aussi ce qui fait sa puissance inégalée comme source incessante de la pensée. Seul un livre qui a été un monument du génie juif et un moment de la conscience humaine eut pu avoir une telle influence. Aujourd’hui encore beaucoup de ses questions nous interpellent et beaucoup de ses réponses nous stimulent et nous encouragent. Tout penseur issu de la tradition juive pense toujours pour ou contre lui, mais jamais sans lui. Maïmonide a justement mérité d’être partie intégrante de notre mémoire.