L’Arche, octobre 1996, par Maurice-Ruben Hayoun
Un intellectuel juif en Espagne
Charles Mopsik nous fait l’aubaine d’une bonne traduction française d’un texte important – leCheqel ha-qodesh – dans l’œuvre de Moïse de Léon, l’auteur de la partie principale du Zohar. Comment cet intellectuel juif d’Espagne, né en 1240 et mort en 1305, a-t-il pu opérer une telle mutation qui le conduisit de la rigueur conceptuelle d’un Maïmonide et de son Guide des Égarés à l’exubérant symbolisme sexuel et à la nomenclature séfirotique des textes kabbalistiques ? Le Zohar, désigné à juste titre comme la Bible de la mystique juive, porte sa marque, même si, comme le note justement Juda Liebes dans de remarquables études, Moïse de Léon a peut-être été une sorte de rédacteur ou de « metteur en forme » d’une vaste littérature consignant par écrit les débats entre différents maîtres contemporains de l’ésotérisme – un peu comme un cénacle qui se réunit à intervalles réguliers pour méditer sur les secrets de la Torah…
Avant d’en dire plus, il est juste de souligner les mérites du traducteur-éditeur qui a fait précéder le texte français d’une longue introduction sur l’auteur et son œuvre : mises à part les pages déjà anciennes mais consultables de Gershom Scholem, consacrées à Moïse de Léon, nous ne disposions d’aucun exposé valable sur l’homme et son œuvre. On peut dire qu’aujourd’hui cette lacune est comblée et que la voie est désormais ouverte vers une importante présentation de la personnalité et de l’œuvre de Moïse de Léon.
Cet homme, nous explique M. Mopsik, est passé d’une mystique fondée sur les lettres à une autre forme de méditation ésotérique, plus théosophique. Il cite une exégèse du terme du Sefer Yetsira(Livre de la Création), qui fit couler tant d’encre : belima. Au lieu de reprendre la traditionnelle division du mot en beli ma (« sans quoi », sans fondement ontologique), Moïse retient belhom, qui signifie : « fermer », ou se retenir de parler (comme, dans la même source : belom picha miledabber), Moïse de Léon est coutumier de ce genre d’exégèse : souvenons-nous, dans le Zoharmême, de la-assot et hachabbat ledorotam qui devient le-dirotam.
Il faudrait dire un mot des relations conflictuelles dans l’âme de l’auteur entre la philosophie aristotélicienne et l’ésotérisme juif. Tributaire d’un vocabulaire philosophique devant servir à exprimer une idéologie toute différente, Moïse de Léon a vécu dans une sorte de tension polaire qui s’est traduite par une œuvre fructueuse et originale, comme l’entrechoquement des concepts aristotéliciens et des théologoumènes mystiques. Or Moïse de Léon est mort en 1305 ; de 1303 à 1306 eut lieu une terrible controverse concernant les écrits de Maïmonide et l’enseignement des matières scientifiques. Œuvre de la maturité, ce Sicle du sanctuaire fut écrit en 1292, à un moment où le corpus averroïste figurait presque totalement en version hébraïque, et déjà avait commencé l’âge d’or de l’averroïsme juif médiéval avec Isaac Albalag (seconde moitié du XIIIe siècle), Joseph Ibn Caspi (ob. en 1340), Gersonide (ob. en 1344), adepte critique d’Averroès… Et dès le premier tiers du XIVe siècle, l’imposante silhouette de Moïse de Narbonne (1300-1362) allait se profiler avec tant d’insistance sur l’évolution de la pensée juive, c’est-à-dire post-maïmonidienne…
Ces éléments ont dû, ensemble ou en partie, peser sur l’écriture de notre auteur… Comment pouvait réagir un auteur au tempérament si résolument mystique à l’imposition par les philosophes aristotéliciens d’une hiérarchie d’intellects dits « séparés » (de la matière) dont le rôle, chez Maïmonide, est si primordial dans l’acte d’intellection humaine, du don de la prophétie et dans l’accès à la félicité éternelle ? Moïse de Léon s’est lancé, comme tant d’autres, avant lui et après, dans une nomenclature séfirotique qu’il décrit avec une verve et une profondeur sans égales ; il établit même des correspondances entres ces triades séfirotiques et les bénédictions des shémoné esré.
Mais ce qui est encore plus frappant dans l’attitude de Moïse de Léon, c’est sa volonté de maintenir la fiction pseudépigraphique jusqu’au bout : c’est ainsi qu’en page 97 et passim il se cite lui-même en produisant un passage du Zohar, en feignant de le présenter comme un extrait d’unmidrash ou, ailleurs, du Yeroushalmi ! Une certaine sensibilité poétique se fait sentir dans l’usage symbolique de quelques citations rabbiniques, par exemple : « avant la création l’univers était comme de l’eau dans l’eau… », ce qui signifie que dans ce chaos informe précédant la création, le processus divin de différenciation des séfirot, soit des règnes successifs, n’avait pas encore été initié. On notera aussi de judicieux aperçus où les hauts dons spéculatifs de Moïse de Léon font merveille : la comparaison, déjà amorcée par le midrash, entre la prophétie authentique et saine de Moïse et la divination entachée d’impureté d’un Biléam… Il existe aussi un intéressant passage traitant des différences entre la femme juive et l’ismaélite, qui ne laisse pas d’étonner ; ou encore sur la circoncision, et les imitations de ce rite par d’autres confessions. La symbolique des couleurs et l’alchimie ne sont pas en reste.