Le Monde, 30 mai 1980, par Shmuel Trigano
Tradition juive et philosophie grecque
Le Guide des égarés reste la figure de proue du courant philosophique de la pensée juive. Comme le titre l’indique, celui que l’on surnomma « l’aigle de la synagogue », Maïmonide, y tentait de conforter dans le judaïsme ses contemporains séduits par la philosophie grecque. Mais loin de condamner cette dernière, il tenta de conjuguer l’aristotélisme, alors prépondérant, et la tradition juive. Sa rationalisation du judaïsme souleva de violentes controverses dans le monde juif, notamment du côté d’un fort courant de la Kabbale. Il y eut même dans le sud de la France des autodafés de ses livres. Mais son œuvre monumentale finit par l’emporter, sans doute parce que Maïmonide fut aussi un grand codificateur du Talmud. L’influence de Maïmonide fut directe sur la philosophie de Duns Scott et de Thomas d’Aquin.
Cette nouvelle édition de la traduction que Salomon Munk avait faite au XIXe siècle s’accompagne du Traité des huit chapitres que Franklin Rausky nous présente comme « le premier traité de psychologie et de psychothérapie de l’histoire ».
Dans la pensée juive du Moyen Âge, Maïmonide restera le chef de file du courant du compromis rationaliste, parallèlement à Yehuda Halevi, dont le Livre du Kuzari tentait de fonder l’universalité du judaïsme sur son originalité dans la pensée. Vivant en Espagne et en Égypte, écrivant en arabe et en hébreu, Maïmonide eut une influence considérable dans tout le monde juif sépharade, le centre du judaïsme à l’époque.
Pourquoi rééditer Maïmonide aujourd’hui ? Celui-ci, mais d’une façon moindre car infiniment plus enraciné dans le judaïsme, tenta la même entreprise que Philon d’Alexandrie ou, d’une certaine façon, Spinoza : ouvrir le judaïsme à la tradition grecque, en les acclimatant l’un à l’autre. Il fut sans nul doute l’unique cas où le judaïsme préserva ce qui lui est essentiel, en évitant sa réduction pure et simple à l’idée grecque.
Ces tentatives ont toujours surgi à des époques-charnières de l’histoire de l’Occident et elles fondent, comme dans les cas précités, une ère nouvelle (pour Philon, dix siècles de théologie chrétienne, pour Maïmonide, une part importante de l’époque précédant la Renaissance, et pour Spinoza, la modernité). Il ne fait pas de doute que nous vivons aujourd’hui une telle époque : alors, il est tout à fait « normal » que la figure de Maïmonide se profile à l’horizon et qu’elle séduise beaucoup…