Le Monde, 7 décembre 1984, par Edmond Amran el Maleh

La controverse de Barcelone

Voici donc un texte essentiel, beau aussi en un sens et d’une grandeur certaine. À Barcelone en juillet 1263, en présence du roi d’Aragon Jaime Ier qui en avait pris l’initiative, eut lieu une des plus célèbres controverses judéo-chrétiennes, et elle dura quatre jours. L’Église est alors au faîte de sa puissance, mais il lui faut assurer sa domination spirituelle sans partage, forcer donc les juifs à la conversion, censurer et récupérer le Talmud, présenter enfin Jésus comme étant le Messie.

La dispute de Barcelone, qui se présente comme une mise en scène d’une ampleur dramatique, avec le concours de hautes personnalités de l’Église, du roi et de toute une foule bigarrée, met en présence, sur les lieux du palais, deux protagonistes. Paul Christiani, juif converti, fort de sa connaissance de l’hébreu et des textes, animé d’un zèle ardent en raison de sa conversion, se présente au débat avec une argumentation rédigée à l’avance, soutenu sur place par des personnalités de l’Église, des représentants des ordres militants, les célèbres « dominicanes, les chiens du Seigneur », les dominicains. En face de lui, Moïse Ben Nahman, l’illustre Nahmanide, de Gérone, commentateur du Talmud et cabaliste de grand renom. S’il est certes « maestro » de la tradition juive, bien qu’il récuse ce titre, il lui faudra tout le génie subtil de son esprit pour maîtriser le hasard de l’improvisation et confondre son redoutable adversaire.

D’entrée, et avec lucidité, Nahmanide engage la dispute : « Je souhaite qu’en cette noble assemblée ne soit débattu que de l’essentiel, de ce à quoi tout est suspendu… Nous nous mîmes d’accord pour parler d’abord du problème du Messie, [était-il] déjà venu comme le veut la foi chrétienne? ou bien [est-il] destiné à venir comme le prétend la foi des juifs ? Jésus est-il le Messie ? » La dispute s’engage dans le champ clos de l’exégèse, mais le monde est là dans sa rumeur et sa fureur, l’ombre de l’inquisition monte à l’horizon. Nahmanide est seul pour ainsi dire, seul en lice. Vainqueur ou vaincu, il se sait condamné à l’avance : « Beaucoup de membres de la communauté sont ici, et tous me pressent et m’implorent de ne pas continuer ; car ils ont grand peur de ces hommes, les prédicateurs qui répandent la terreur dans le monde… Même d’illustres gens d’Église m’ont fait dire de ne pas aller plus loin. » Sa grandeur est celle-là même de Socrate qui va sereinement au-devant de la mort.

La question est posée : quelle est la nature du Messie, du messianisme? « Rome sera détruite lorsqu’un homme dira à son compagnon : Rome et tout ce qu’elle renferme sont à toi pour un sou et qu’il répondra : je n’en veux pas », dit Nahmanide, qui, plus loin, ajoutera : « Quand viendra le temps du messianisme, ils forgeront des socs avec leurs glaives et des serpes de leurs lances. On ne lèvera plus l’épée peuple contre peuple et l’on n’apprendra plus la guerre. » Rome est bien le signe de la caducité des empires, des royaumes et des nations appelées à mourir et à disparaître. Et si le messianisme juif met en question le pouvoir de l’Église, si pour lui l’exil n’est qu’une situation où la liberté fait défaut, le sens ultime et privilégié de son message est d’annoncer la fin de la servitude, de la domination d’un peuple par un autre, de la guerre comme éthique de vie. L’Église n’est plus seule à être en question, le judaïsme l’est également, maintenant qu’une puissance temporelle, un État s’en réclame. Phénomène aujourd’hui généralisé, l’on voit le messianisme se changer en son contraire. La théologie, en investissant tout le champ du politique, se pervertit en transcendance de la terreur. La dispute de Barcelone est toujours nouvelle.