Le Mouvement, avril 2004, par Antoine Spire

Dieu présent dans l’Histoire ?

Emil Fackenheim est mort il y a huit mois, en septembre 2003. Né en Allemagne, formé dans la tradition de ce judaïsme européen qui avait si fortement subi l’empreinte des idées de l’idéalisme allemand, il se consacra d’abord à la philosophie. Héritier de la pensée de Franz Rosenzweig et de Martin Buber, il fut l’auteur de plusieurs livres sur le judaïsme et le destin du peuple juif.

Emil Fackenheim avait coutume de dire que les juifs allemands avaient vu de plus près que les autres la bête immonde : « Notre affliction, nous, juifs allemands, est plus profonde que celle des autres juifs. Le crime était perpétré par nos concitoyens ; nous étions des Allemands attachés à notre pays, à notre culture. Nombre d’entre nous avaient la profonde conviction que les Allemands ne pouvaient aller jusqu’au bout du crime. Il y eut ici et là parmi les chrétiens des justes qui ont risqué leur vie pour nous ». Et d’évoquer la mémoire de son professeur de philosophie dans une interview qu’il donna à l’écrivain Naïm Kattan en 1980. Il raconte : « Il était dangereux pour les non-juifs de recevoir la visite de réprouvés. La veille de mon départ, mon professeur m’appela, fâché que je n’aille pas lui faire mes adieux. Il m’attendait et, selon une tradition allemande quand deux amis se séparent, mon professeur acheta le double du cadeau qu’il m’offrait : un ouvrage de Martin Buber. “Promettez-moi de revenir”, me dit-il, “après la destruction des nazis car ils auront auparavant détruit l’Allemagne et notre pays aura besoin de vous pour sa reconstruction”. Je lui ai dit que la blessure était trop profonde et que je n’aurai ni le courage ni l’énergie pour revenir ».

Selon Emil Fackenheim, la haine que les uns ou les autres peuvent porter aux juifs a trois stades. Au premier stade, le message est « Vous ne pouvez pas vivre parmi nous en tant que juif ». Au second stade c’est : « Vous ne pouvez pas vivre parmi nous » et au troisième stade c’est « Vous ne pouvez pas vivre ». Le premier stade est celui de la conversion forcée, le second est celui de l’expulsion, le troisième est celui de la destruction.

Fackenheim avait été déporté à Theresienstadt. En 1938, emprisonné avec d’autres juifs, il se fit interpeller par l’un d’eux : « Vous avez étudié la théologie juive, n’est-ce pas Fackenheim ? Vous en savez donc bien plus que nous tous ici. Alors je vous demande ce que le judaïsme pourrait nous dire aujourd’hui ». Pour beaucoup de juifs, à l’heure de l’épreuve, le silence de Dieu fut un scandale. Fackenheim se tut, mais se promit alors de pouvoir répondre un jour à cette question.

Reconnaissant qu’après la Shoa, les raisons de ne plus croire en Dieu ne manquaient pas, il s’est confronté au problème de la présence de Dieu dans l’histoire Interrogeant le Midrash et le Talmud, mais aussi la philosophie occidentale, Fackenheim démontre que la tradition juive est la seule à pouvoir répondre à cette impossible question : Dieu est-il présent dans l’histoire ? Au fond, Auschwitz a coupé l’histoire en deux : un avant et un après. Martin Buber avait parlé de l’éclipse de Dieu, mais ne faut-il pas aller plus loin et poser le problème de son éventuelle disparition, du désespoir de l’homme, interroge Fackenheim. Pourtant, aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’extermination n’a pas seulement entraîné le silence d’un certain nombre de témoins. Certaines voix chargées d’angoisse ont pris la parole pour dire ce que fut l’horreur. Reliant l’expérience historique au présent, elles ont ancré le drame dans l’actualité quotidienne ; elles ont fait d’Auschwitz une expérience fondatrice qui témoigne de la présence de Dieu, mais aussi de son absence. C’est cette tension entre ces deux pôles qui exige du juif qu’il le reste. Pour ne pas donner à Hitler la victoire à titre posthume, il est interdit au juif de désespérer de l’homme et de son monde et de s’évader dans le cynisme ou dans le détachement.

Aux yeux de Fackenheim, la Shoa n’est comparable à rien. Quand, aux temps des croisades, on persécutait les juifs, on leur donnait un choix l’hypostasie ou le martyre. Les nazis n’offraient pas le choix aux enfants destinés aux fours crématoires. Ils ne se contentaient pas de torturer le corps, ils cherchaient à atteindre l’esprit. Ils réduisaient chez la victime toute faculté de choix. Ainsi les tortionnaires posaient à chaque détenu une question sur son métier ou sa profession et tout le monde était coupable, l’avocat d’avoir détourné les lois germaniques, le médecin de s’être attaqué à la santé des corps germaniques. Un jour, un détenu répondit « travailleur ». On le battit, l’accusant de mentir. Il était président de banque et le travailleur mourut comme président de banque. Fackenheim précise que le diable peut torturer le coupable, mais il ne peut atteindre l’innocent. Les nazis ont atteint l’innocent non seulement dans son corps mais dans son âme. C’est miracle qu’il y ait eu une résistance.

Il incombe aux penseurs et aux philosophes de faire face au problème du mal. Fackenheim l’a fait. Il voit dans la réticence des philosophes et des théologiens contemporains à se laisser interroger sur Auschwitz, qu’ils soient juifs ou non-juifs, un des signes les plus inquiétants de notre époque. « Les questions un instant posées après la guerre ont été vite oubliées. Bien plus, le seul essai notable dans l’analyse de la crise de la culture dont le nazisme sonna pendant vingt ans le glas, fut de caractère très ambigu et foncièrement négatif: la théologie de « la mort de Dieu ». Elle peut n’être qu’un symptôme aux yeux de Fackenheim elle a laissé des traces profondes dans les esprits.

Après Auschwitz, quelle espérance demeure pour le peuple juif ? Déjà autrefois l’homme avait connu l’épreuve décisive qui conduisait au doute, à la mise en cause de l’espérance. Il s’agit de l’aqeda, la ligature d’Isaac qui a commencé dans une absolue remise en question, mais débouche sur l’avenir. Cette épreuve, d’une certaine façon, aux yeux de Fackenheim, la solution finale l’a renouvelée, et le juif ne peut l’oublier. Dans la préface qu’il donne au livre de Fackenheim, Bernard Dupuy écrit : « Doit-on dire, comme le monde le voudrait, qu’Auschwitz est le prolongement de Dachau et de Buchenwald et que la mort d’un enfant juif à Auschwitz n’est pas différente de la mort d’un enfant innocent à Hiroshima, au Vietnam, au Biafra ? Certes, on doit le dire et il est le premier à le dire, mais tout en le disant il doit refuser d’assimiler Auschwitz à la souffrance en général, quitte à se faire accuser de particularisme juif une fois de plus. Depuis le passage de la Mer rouge, le peuple juif se reconnaît en situation de témoin devant les Nations. Ne doit-il pas être témoin aujourd’hui encore au cœur de cet événement imprévisible et déroutant ? » Auschwitz n’est-il pas la manifestation d’une éclipse de Dieu ? Dans le naufrage de toutes les valeurs humaines, dans le déferlement du mal, comment croire encore en la présence de Dieu ? Bien sûr les juifs ne furent pas jetés seuls dans la tourmente. On sait que les Tziganes sont venus allonger le cortège des innocents et qu’ils partagèrent leur sort. Leur destinée est même à un certain titre plus tragique que celle des juifs puisque personne ou presque ne s’occupe de commémorer leurs morts. Ils sont là pour nous rappeler que la haine sans raison atteint finalement l’humanité tout entière.

« Cesser d’être juif et cesser d’élever des enfants juifs, ce serait abandonner notre poste millénaire de témoin du Dieu de l’histoire ». Auschwitz, dans ce contexte, devient la péripétie du mal de l’Histoire contre laquelle les juifs doivent lutter pour préserver leur existence. « Pour un juif aujourd’hui, affirmer tout simplement son existence juive, c’est accepter cette situation d’élection, c’est s’opposer au démon d’Auschwitz ». Cette opposition à Auschwitz transcende les idéaux humains et réside dans « un commandement imposé » par « la voix du Sinaï » : la parole de Dieu. La dialectique de Fackenheim débouche inévitablement sur l’affirmation radicale de la présence de Dieu dans l’histoire et sur l’impératif fait aux juifs de se souvenir d’Auschwitz pour s’opposer au défi nazi.

La voix d’Auschwitz commande aux juifs… de ne pas abandonner le monde aux forces d’Auschwitz… Il est interdit aux juifs de donner à Hitler des victoires posthumes. Il leur est prescrit de survivre comme juifs de peur que périsse le peuple juif. Il leur est recommandé de se souvenir des victimes d’Auschwitz de peur que périsse leur mémoire. Il leur est interdit de désespérer de l’homme et de son monde et de s’évader dans le cynisme, dans le détachement, de peur de contribuer à livrer le monde aux forces d’Auschwitz. Enfin, il leur est interdit de désespérer du Dieu d’Israël de peur que périsse le judaïsme. Un juif ainsi, ne peut pas répondre à la tentative faite par Hitler de détruire le judaïsme en contribuant lui-même à sa propre destruction.

La thèse de Fackenheim est hardie. Elle aboutit néanmoins à une conclusion difficilement réfutable : Auschwitz commande aux juifs croyants de continuer à lutter avec leur Dieu. Quant aux juifs assimilés, Auschwitz ne fournit pas d’arme supplémentaire pour les nier. On déplorera peut-être que Fackenheim ne s’intéresse pas au problème que pose l’héritage d’Auschwitz aux non-juifs.

Disons seulement que ce n’était pas sa problématique et que c’est un message spécifique au peuple juif qu’il voulait transmettre.

Fackenheim évoquait souvent la joie qui se dégageait des réunions de survivants de la Shoa. Il dit à Naïm Kattan que lorsqu’il était en Israël, il avait escaladé trois fois le Mont Sinaï sans épuiser le sens du miracle. Pourtant une fois un guide « nous conduisit à un monastère chrétien et nous raconta l’histoire de 39 martyrs. Des quarante moines qui habitaient le lieu, il ne restait qu’un seul. Selon la légende, celui-ci se suicida pour que le martyre s’achève, qu’il y ait un chiffre rond dans le nombre des martyrs ».

Cette légende frappa Fackenheim qui s’en avoue choqué. « Je ne peux que me rapporter à une histoire dont moi j’ai été le témoin, c’est celle de Simha Holzberg, ce juif orthodoxe hassid, l’un des combattants du ghetto de Varsovie. Il survécut et alla vivre en Israël, mais lui prospéra. Bref, il eut de la chance. Mais il ne pouvait trouver la paix. Il parcourait le pays d’un kibboutz à une école et d’une synagogue à une autre. Pour lui, les juifs avaient la mémoire courte, ne pleuraient jamais assez sur leurs morts. Puis survint la Guerre des six jours, avec ses veuves et ses orphelins. Alors, Holzberg prit le plus grand engagement de sa vie : il devint le père adoptif d’orphelins jusqu’au jour de leur mariage. Pourtant, cet homme savait que sa blessure ne serait jamais cicatrisée et sa tristesse était toujours infinie. Mais il est aujourd’hui le grand-père adoptif de cent petits-enfants et d’une certaine façon il a trouvé la paix. Les juifs assassinés par Hitler n’étaient pas les martyrs de leur foi et il n’y aura pas de résurrection. Il nous reste seulement à célébrer la vie, tout en demeurant en éveil, à l’écoute de la voix qui se lève toujours à Auschwitz et nous commande de ne pas oublier ».