Les Nouveaux Cahiers, hiver 1994-1995, nº 119, par Michaël de Saint Chéron
Les Philosophes sont excusables
Charles Touati nous offre ici la première traduction intégrale du Kuzari de Yehuda Hallévi, à partir de l’original arabe, confronté avec la version hébraïque, intitulé Kitab al-khujja wa’al dalil fi nasr a din al dhalil. Cette Apologie de la religion méprisée est l’œuvre la plus célèbre de Yehuda Hallévi, traduite par un éminent hébraïsant et arabisant, auteur d’un remarquable ouvrage récemment réédité, La Pensée philosophique et théologique de Gersonide (Tel, Gallimard).
Restituons dans son cadre historique le Kuzari, achevé aux alentours de 1135-1140 à Cordoue, où Hallévi s’était installé dès 1109, fuyant Tolède – où il naquit vers 1075 et exerça la médecine – suite aux persécutions contre les juifs. À peine publié en arabe, Yehuda Hallévi s’en fut pour Eretz Israël, où il n’arriva jamais, lui qui chanta comme nul autre son amour de la ville sainte dans ses Sionides.Il mourra, selon certaines sources, à Alexandrie au mois d’Av 1141 de l’ère vulgaire. Écrit un siècle avant que n’eût lieu la Dispute de Barcelone, qui opposa Paul Christiani et Rabbi Moshe ben Nahman (Nahmanide), son auteur, le Kuzari est une œuvre profondément différente et par son contexte et par sa problématique.
Yehuda Hallévi avait connu l’Espagne rechristianisée, que symbolise Tolède, et à laquelle il avait préféré quand même l’Espagne musulmane du sud, dont Cordoue est le fleuron. Dans son œuvre, il met en scène un dialogue imaginaire sur fond historique, entre le Kuzari (célèbre roi des Khazars qui se convertit au judaïsme. avec son peuple, dans la première moitié du VIIIe siècle) et un rabbin, après que le monarque eut interrogé sur leurs croyances et leur conception du monde et de Dieu, un philosophe, un docteur de l’islam et un théologien chrétien. Une voix lui avait parlé en songe : « Ton intention est agréée par Dieu, mais tes œuvres ne le sont pas », et il désirait ardemment que ses actions fussent elles aussi acceptées. C’est ainsi qu’il se mit à la recherche d’un maître qui lui enseignerait la voie idéale. Tout d’abord, nous dit Yehuda Hallévi, l’idée d’interroger un représentant des juifs ne lui était pas même venue, car « ce qui apparaît de leur avilissement, de leur petit nombre et de la haine que tous leur vouent me suffit pour que je les tienne à l’écart ». Mais, déçu par ce que lui dirent ses trois premiers interlocuteurs, le Kuzari changea d’opinion et appela à lui un rabbin. Des huit premières pages du livre, on retiendra surtout sa conversation avec le philosophe, où Hallévi s’oppose d’emblée à la conception aristotélicienne du divin, selon laquelle Dieu est le « premier moteur » impersonnel et, par là, totalement étranger à l’homme. Comme il s’oppose à la religion rationnelle.
Le rabbin explicite au contraire l’idée d’un Dieu qui s’est révélé dans l’Histoire à travers un peuple particulier. La survie du peuple juif est liée à l’intervention de Dieu dans l’Histoire. La Révélation est tangible à travers les commandements divins transmis par Moïse au Sinaï, qui sont le signe de la proximité essentielle avec YHVH que Yehuda Hallévi oppose d’une certaine manière avec Elohim, le Dieu créateur des philosophes. Ce faisant, le rabbin se lance dans une analyse des notions constitutives du judaïsme, parmi lesquelles on peut noter cet admirable passage relatif à l’impureté et à la sainteté. L’état d’impureté ne s’oppose nullement à celui de pureté objective, mais à celui de sainteté.
Hallévi écrit : « L’impureté et la sainteté sont des notions connexes, l’une ne peut exister sans l’autre, là où il n’y a pas de sainteté il n’y a pas d’impureté. »
La différence entre le juif d’un côté, et le chrétien et le musulman de l’autre, c’est que des trois, le juif est le seul dont toute la foi est fondée sur l’attente, et dont la destinée est de préparer la venue du Messie. Les conceptions chrétienne et musulmane sur le judaïsme et les juifs n’ont de ce fait aucune valeur pour ceux-ci, et Yehuda Hallévi inverse la croyance sans laquelle les chrétiens n’existeraient tout simplement pas en tant que chrétiens, à savoir la foi en la messianité de Jésus et son corollaire, la certitude que lorsque le bandeau tombera enfin, au dernier jour, des yeux de la Synagogue, celle-ci reconnaîtra leur messie comme le sien. Il fait donc dire à son rabbin que les religions chrétienne et musulmane ne sont que préambule et préface pour le Messie, objet de nos espérances, qui est le fruit et dont elles toutes redeviendront le fruit. Alors elles le reconnaîtront et l’arbre redeviendra un. À ce moment-là, elles exalteront la racine qu’elles vilipendaient, comme nous l’avons dit en expliquant le texte : « Voici, mon serviteur prospérera… » (p. 173).
Il est beau que dans cette Apologie de la religion méprisée, Yehuda Hallévi fasse preuve de suffisamment de grandeur pour reconnaître la place qui revient dans l’avènement de la Rédemption, aux chrétiens et aux musulmans, même s’il ne leur concède qu’une place de second ordre. À la même époque, quelle était la place réservée aux juifs dans leurs théologies ?
Les Livres quatre et cinq du Kuzari plongent dans la tradition cosmogonique et les sciences naturelles et astronomique, avec des commentaires sur le Sefer Yetsira et les Pirqé de Rabbi Eli’ezer.Hallévi retrouve là matière à débattre avec Platon, Socrate et Aristote, dont il se rapproche ou s’éloigne selon le sujet. Méditant sur leurs erreurs d’appréciation des choses divines, notamment en ce qui concerne le sort de l’âme après la mort, Hallévi a cette parole étonnante, que l’on trouve plus couramment sous la plume des théologiens chrétiens parlant des juifs : « Oui, les philosophes sont excusables […], puisqu’ils étaient privés de la prophétie et de la lumière divine » (p. 216).
On ne saurait refermer cet ouvrage essentiel sans penser à la somme de travail et de connaissances qu’il a fallu à Charles Touati pour arriver à un pareil résultat.