Pardès, juillet 1988, par Christian Jambet
Voici un ouvrage qui devrait faire date, aussi bien dans les études juives que dans celles qui sont consacrées à la spiritualité islamique. Mieux, il révèle un univers intellectuel où les conflits qui opposent les religions, dans leur aspect exotérique, perdent tout sens, où il est démontré que l’on peut rester attaché, sans compromis, à sa foi, au Livre où elle se légitime et à la prophétie qui l’annonce, sans rejeter l’enseignement d’une tradition voisine. Quand cette rencontre a lieu sous la figure d’un ésotérisme douteux, elle ne peut que décevoir. Quand il s’agit, comme ici, d’une fusion authentique, de la prise en charge d’une expérience spirituelle (celle du soufisme) par une autre expérience (celle des « piétistes » juifs), comment ne pas y voir le signe encourageant de ce que les rapports entre ce qu’il est convenu d’appeler les « religions du Livre » ne sont pas nécessairement marqués par l’intolérance ? Pour nous en démontrer la possibilité effective, Paul Fenton fait ici plus qu’œuvre d’historien des idées : il donne à méditer une leçon dont le sens n’est pas dépassé, mais dont il faut espérer au contraire qu’il est notre avenir.
Il ne s’agit, en effet, de rien moins que de la rencontre la plus intime, entre les pratiques, la langue technique et la Weltanschaunng du soufisme, et l’ascétique juive, telle qu’elle fut théorisée dans le milieu hassid de la communauté du Caire, par les descendants directs du grand Maïmonide. Paul Fenton, qui avait déjà publié plusieurs travaux sur cette littérature judéo-arabe, nous présente la traduction, amplement commentée et annotée, de deux traités dus respectivement à Obadya Maïmonide (1228-1265) et à Rabbi David Maïmonide (né vers 1335, disparu au début du XVe siècle). Dans son étude préliminaire, P. Fenton fait l’histoire des écrits piétistes juifs, accessibles grâce à la prospection des manuscrits provenant de la génizah du Caire : il a mis au jour « des manuels d’éthique et de théologie, des commentaires mystiques sur les livres bibliques », des écrits divers (lettres, tracts, etc.), mais aussi des copies de textes mystiques musulmans, des textes soufis rédigés en lettres arabes ou en lettres hébraïques (p. 28 s). Comme il le montre dans ses notes auGuide du détachement, c’est, de loin, l’influence de Shihâboddîn Yahyâ Sohravardî, « Shaykh al Ishrâq », qui prédomine. Et cela, au point que la démarche mystique et la purification morale sont décrites par le penseur juif dans les termes du Livre des verbes du soufisme et du Livre de la Sagesse orientale. L’important est qu’il ne s’agit pas d’ouvrages marginaux insignifiants, mais d’un témoignage historique et spirituel de première grandeur.
Il s’est trouvé tout un mouvement mystique juif pour pratiquer l’amour envers Dieu et rechercher l’union ineffable avec sa lumière, selon des voies empruntées fidèlement à celles du soufisme. Un tel phénomène implique, à son tour le fait suivant : Sohravardî, le grand penseur iranien, était mort, victime de l’intolérance de Saladin, en 1191. Son grand ouvrage, la « Sagesse orientale » (Hikmat al-lshrâq) fut aussitôt commenté par son disciple direct, Shamsoddîn Shahrazûrî, puis par Qotboddin Shirâzî (né en 1237). Tandis que ce commentateur fixait, si l’on peut dire, l’édition courante de la « Sagesse orientale », le texte qui serait lu désormais par tous ceux qui y auraient accès, il participait activement à la renaissance de la pensée iranienne islamique et à la survie de la culture sous la domination mongole. Or voici que cet ouvrage de Sohravardi, en moins d’un siècle, parvenait en Égypte, sans doute avec les commentaires. Il pouvait conquérir le cœur des hassidim, et son enseignement fusionnait avec l’inspiration issue de la Torah, du Talmud, mais aussi de la pensée grecque, transitant par Maïmonide Ibn Paqudah, etc. C’est dire que nous assistons à une double expansion de l’influence sohravardienne, vers le nord et vers le sud, dans le monde iranien où elle fonde les structures de l’avicennisme illuminatif, dans le monde juif où elle détermine ce que P. Fenton nomme « soufisme juif » ; soit un mouvement dont il nous dit qu’il se maintient encore au XVe siècle.
P. Fenton insiste très justement sur le caractère essentiellement pratique de la doctrine des piétistes juifs d’Égypte. Il montre qu’à l’instar des confréries soufies, qui s’étaient fort développées au XIIIe siècle, ils se regroupaient autour d’une figure du maître qui rappelle celle du shaykh. Un tel « compagnonnage » s’organise rigoureusement ; on y relèvera les traits caractéristiques des mouvements spirituels intenses, et singulièrement le renforcement de l’austérité : prescriptions surérogatoires dans la prière, veilles, jeûnes, déplorations, multiplication et insistance de la prosternation, solitude, ou plutôt pratique et exaltation de l’esseulement intérieur. Il s’agit de « rester seul avec son âme » (p. 61). Comme l’âme est le miroir de Dieu, s’esseuler c’est engager le pèlerinage intérieur vers la Présence divine. À cela s’ajoute la répétition, la remémoration des noms divins, qui est un emprunt direct au dhikr des soufis, (p. 66s), la chasteté (le célibat est la condition de la contemplation) et enfin la discipline de l’arcane (le ketmân).
Pour comprendre sur quelles doctrines de telles pratiques reposaient, P. Fenton met en valeur les points suivants : La démarche spirituelle des hassidim se présente comme l’élévation graduée, scandée de plusieurs étapes, vers Dieu. Ces étapes sont des « demeures » ou stations déterminées(maqâmât) « que l’itinérant spirituel doit parcourir sur le chemin qui conduit à sa destination finale » (p. 71). La dernière « demeure » est celle de l’extinction en Dieu. L’âme est apte, alors, à adhérer à Dieu (ittisâl) ou mieux à s’unir à lui (ittihâd). C’est là, probablement, le point de doctrine le plus exorbitant à la conscience dite « orthodoxe ». Pour le défendre, Rabbi David Maïmonide retrouve les accents qu’ont les soufis pour justifier l’idéal de l’amour unitif, et il parle d’un itinéraire de l’âme vers Dieu, qui la conduit à un autre itinéraire, bien plus long, cette fois-ci en Dieu. Cette progression de l’âme au sein de la réalité divine est rendue possible par l’extinction de l’âme séparée, exact correspondant de ce que les soufis nomment « fanâ’fî’lâh ». Et même si la doctrine n’en est pas expressément formulée, on devine que cette extinction conduit à son tour à une surexistence, ou mieux se renverse immédiatement en surexistence (ce que les soufis nomment baqâ’bi’llah). En témoigne la citation, par Rabbi David, du célèbre précepte soufi « qui se connaît soi-même connaît son Seigneur » (p. 280).
Le modèle du fanâ’ est l’amour d’al-Hallâj, dont plusieurs témoignages sont cités (p. 276, 289). Tel est sans doute le trait le plus beau et le plus expressif de cette spiritualité, celui qui gouverne tous les autres : le pèlerinage en Dieu exige, certes, une purification morale. Mais surtout une doctrine de la prophétie. Le prophète est le guide de la sanctification, du « dépouillement interne ». Le devenir de l’homme vraiment pieux n’est autre que la réalisation de l’état prophétique (« tous pouvaient devenir des prophètes ») qui, s’il est réservé dans les faits à une élite, n’en est pas moins l’idéal de chaque adepte de la Torah. Ceci correspond à une donnée fondamentale du soufisme : imiter l’état de prophète, ce n’est pas transgresser les desseins de Dieu, mais rejoindre une condition qui est celle de l’ami de Dieu, la walâya (qu’on traduira parfois par « sainteté »). On songe à ce que dit, par exemple, ’Alaoddawleh Semnânî (1336) des sept centres subtils du corps, qui sont homologués aux sept grands prophètes reconnus par l’islam. La prophétie est ainsi le guide de l’illumination, et elle en est aussi le résultat et la finalité.
Ce thème de la prophétie nous conduit directement à celui de la « conversion » interne de l’âme, que Rabbi David, empruntant un terme caractéristique du vocabulaire sohravardien, nomme tawwajuh : c’est une « quête » (ainsi P. Fenton traduit-il), mais c’est très concrètement l’acte qui consiste à « se retourner », à changer d’orientation (p. 269, 271). Parmi les pratiques qui aident l’âme à se détourner du sensible, il faut noter spécialement la tempérance du sens auditif, qui passe par le concert spirituel, l’usage mystique de la musique. On notera que la justification qu’en donne Rabbi David (p. 268) est presque littéralement présente dans une glose de Qotboddîn Shirâzî au chapitre de Sohravardî consacré aux cinq sens (Sagesse orientale, p. 382). Cette quête de Dieu se soutient, enfin, d’une doctrine de la générosité divine : ici encore Sohravardî est littéralement cité (aux références données par P. Fenton, on ajoutera Le Livre de la Sagesse orientale, p. 128). Les manifestations de la réalité divine supposent la médiation de « formes apparitionnelles » (ashbâh).L’âme y expérimente sa proximité (qurb), mieux sa « ressemblance » (Tashabbuh) envers Dieu. Chez Sohravardî, les « formes apparitionnelles » sont en suspens dans l’imagination active. Cette doctrine du monde imaginal, mise en valeur par H. Corbin, n’est pas présente chez nos auteurs juifs.
Enfin, il nous faut mentionner l’admirable méditation sur le Messie. P. Fenton montre (p. 219, 252, 285, etc.) qu’elle reprend étroitement 1’appel sohravardien (le Prologue de La Sagesse orientale est suivi de très près) : au « khalife » de Dieu sur la terre doit correspondre ici la figure du Messie attendu. P. Fenton rappelle l’origine shî’ite, assurément ismaélienne (plutôt que duodécimaine) de ce thème chez Sohravardî. Que le « pôle » attendu, que le « khalife » de Dieu soit dit expressément par Sohravardî exister toujours nécessairement, atteste que, pour le penseur iranien, il n’est pas simplement espéré, dans l’avenir, mais quoiqu’il soit occulté dans les périodes de Ténèbres, qu’il est d’ores et déjà présent au monde.
C’est cet acte de présence qui maintient en son état de cohésion le monde et qui y fait veiller la justice. Que le messie puisse être pensé selon une telle forme justifie à rebours que l’on puisse décrire l’eschatologie sobravardienne dans des termes proches de celle de l’ismaélisme. Plus généralement, ceci confirme l’immense intérêt des études qui portent sur la réflexion entreprise par l’ismaélisme sur la prophétie d’Israël, réflexion qui a son corrélat dans ces courants judéo-arabes.
Au terme de son étude préliminaire, P. Fenton esquisse plusieurs hypothèses, quant à la perpétuation de l’influence du soufisme sur la pensée juive, après que le courant qu’il étudie ici eut disparu. Il en relève des traces à Safed, dans le Sabbatéisme. Ceci nous conduirait aussi vers des études comparées du messianisme en islam (singulièrement dans l’ismaélisme d’Alamût) et dans le judaïsme. P. Fenton, disions-nous, propose d’introduire le terme de « soufi juif ». Quelque provocante qu’elle soit, cette expression me semble avoir le mérite de désigner un vrai problème, posé par cette littérature et les pratiques qu’elle encourage : nous avons affaire à un mouvement qui se veut intégralement juif, mais non moins intégralement « soufi ». Comment, à quelles conditions, un soufi juif a-t-il pu exister ? telle est la question qui importe à P. Fenton, et qu’il n’est plus possible désormais d’éluder.