Présentation du livre par René Lévy
Le Séfer Yetzira
Le livre
Le Séfer Yetzira est le plus ancien traité hébraïque de cosmogonie où l’on traite exclusivement de la formation du monde. S’il est attribué (meyuhas) par la tradition au patriarche Abraham, puis par les cabalistes médiévaux à Rabbi Aqiba, on estime cependant qu’il fut composé entre les III e et VI esiècle ; Éléazar ha-Qallir (VI e siècle) en a fait mention dans ses poèmes. Il nous est parvenu sous deux versions, l’une courte (dite, dans les éditions imprimées, penim, interne) et l’autre longue (ditetosséfet, addition), cette dernière comportant d’importantes variantes. En outre, il existe de la version courte différentes moutures : celles de Saadia Gaon (X e siècle), du Rabad (R. Abraham de Posquières, XIII e siècle) et du Gaon de Vilna (R. Élias Zalmann, XVIII e siècle). Ce premier, qui fait remonter la composition du Séfer à l’époque de la Michna, indique qu’il existait déjà en son temps de nombreuses variantes du texte. Les deux versions, courte et longue, étaient diffusées dès le X esiècle, ce qu’attestent les plus anciens manuscrits, notamment celui de la Gueniza du Caire (publié en 1947).
Quoi qu’il en soit de ces variations, l’idée centrale de l’ouvrage n’en demeure pas moins la même : la formation du monde par le moyen des lettres (hébraïques) et des chiffres, grâce à leurs combinaisons multiples, mots et nombres à la fois. Lettres mères, doubles, élémentaires, sefirotenfin. Les lettres s’assemblent et composent des mots, et les mots composent avec les nombres, et contractent avec eux d’étranges liens. Il semble ainsi, à travers ces échanges, que le sens se fonde dans la quantité, et que celle-ci vienne à signifier. D’une lettre à l’autre, l’énumération jointe à lasignification, le monde devient sens et quantité ; c’est là la trame de tout le Séfer Yetzira, son mystère. Mystère au-delà duquel le nombre se résorbe dans la lettre ; où le quantifiable ne dénie pas le sensible ; où le rationnel n’échoue pas contre le mathématisable.
Les éditions et traductions (latines et françaises)
Des éditions imprimées du Séfer Yetzira, la première est celle de Mantoue, en 1562, qui comporte de nombreuses additions et divers commentaires. Elle fut maintes fois rééditée. En 1884 paraît l’édition de Varsovie, la plus populaire, néanmoins fortement corrompue. La première édition critique fut l’œuvre de L. Goldschmidt, Francfort, 1894. Il s’appuie sur les différentes éditions imprimées : édition de Mantoue, éditions de Saadia, du Rabad et du Gaon de Vilna. (Recension par Mayer Lambert dans REJ 29, 1894, p. 310-16).
Fait notable, la première traduction latine de l’ouvrage par le mystique Guillaume Postel fut publiée à Paris avant l’édition hébraïque de Mantoue, en 1552. Une autre traduction latine suivit en 1652, accompagnée d’un commentaire. Pour les traductions françaises, la première fut l’œuvre de Papus en 1888 ; la deuxième, celle de Mayer Lambert en 1891 (les deux d’après la mouture de Saadia Gaon) ; la troisième enfin de Georges Lahy, 1995 (traduction des trois moutures sus-citées, et de la version longue).
Les commentaires
Le premier commentaire qui nous soit parvenu est celui de Saadia Gaon. Il fait état cependant d’autres commentaires antérieurs au sien. Au même siècle, Dunach Ibn Tamim, un disciple d’Isaac Israéli, composa lui aussi un commentaire en arabe, dont il ne reste que quelques fragments (publiés par G. Vajda dans la REJ 107, 110, 112, 1946-1953 ; 113 et 122, 1954 et 1963) et quatre versions complètes en hébreu, inédites à ce jour. Un troisième est celui de Sabbataï Donolo (X e siècle). Le quatrième, toujours au X e siècle, par Juda ben Barzilaï, fut publié à Berlin en 1885. Notons aussi que Juda ha-Lévi commente certains passages dans son Kuzari. C’est en Europe du Nord qu’il a été par la suite le plus abondamment commenté, notamment par Éléazar de Worms (ouvrage publié à Przemysl en 1889). Partout, d’innombrables auteurs cabalistes empruntèrent au Séfer Yetzira la doctrine des sefirot qu’ils développèrent copieusement (dont le premier d’entre eux, au XVI e siècle, Isaac l’Aveugle). À Safed, Moïse Cordovéro le commenta. Avec l’avènement de la cabale lourienne (fin du XVI e siècle), d’autres commentaires multiplièrent dans l’esprit de celle-ci ; ainsi celui du Gaon de Vilna, composé à la fin du XVII e siècle, et qui parut en 1874.
Saadia Gaon
Saadia Ibn Yussuf (ben Yossef), dit al-Fayumi, est né en 882, à Pithom (Abu Suweir), dans le district de Fayoum, en Égypte. De son enfance jusqu’en 921 nous ne savons presque rien, sinon qu’il a fini, en 913, un dictionnaire intitulé Séfer ha-agron. Il semble qu’il ait séjourné à Alep, puis à Bagdad, avant de s’installer en Éretz Israël. Il intervint alors dans la controverse sur l’établissement du calendrier juif qui oppose Aaron Ben Méïr, scholarque de l’académie de Jérusalem, aux communautés de Babylonie.
En 922, après s’être établi à Poumbedita, il reçoit le titre honorifique de Rech kalla (chef de la kalla) ou Aluf (ami). En 928, l’exilarque David ben Zakaï le nomme Gaon (scholarque) de l’académie de Soura. Une querelle survint alors entre les deux hommes qui fit qu’on les destitua. Durant les sept années qu’elle dura, Saadia rédigea son fameux ouvrage de théologie rationnelle, leLivre des croyances et des opinions (Séfer ha-èmunot we-ha-dé‘ot, selon la version hébraïque de Juda Ibn Tibbon en 1186, publié pour la première fois à Constantinople en 1562), qu’il acheva en 933 (dernière édition de l’original arabe par J. Kafah, Jérusalem, 1990). Toute sa vie il combattit avec virulence les déviances littéralistes des caraïtes dont la menace pesait sur les communautés juives. Maïmonide dit à son propos, dans l’Épître au Yémen : « Peu s’en fallut que la Tora ne disparût, s’il n’avait été là. » Il mourut en 942.
Le premier à remplacer dans les écrits législatifs l’araméen par l’arabe, il fut encore l’un des précurseurs de la littérature rabbinique (notamment à travers ses monographies sur des lois juives). Certains de ses travaux ont été publiés et traduits à Paris en 1897 par Joël Muller (vol. 9 des O.C. :Livre de l’héritage, Livre des six cent treize commandements, Interprétation des treize règles herméneutiques). Génie polymorphe, il écrivit dans tous les domaines : linguistique, avec son dictionnaire hébraïque Séfer ha-agron (éd. Allony, 1969), son ouvrage de grammaire Séfer tzahut ha-lachon ha-‘ivrit, dont il ne reste que quelques fragments, et son Pitron chiv‘im millim (éd. Dukes, dans ZKM 5, 1844) glose de quelque soixante-dix hapax legomena bibliques ; exégétique, avec sa traduction de la Bible et sa glose en arabe (Tafsir, éd. Derenbourg et Lambert, Paris, Ernest Leroux, 1893-99 – seuls ont paru les commentaires sur le Pentateuque, vol. 1 ; Isaïe, vol.3 ; Job, vol. 5 et Proverbes, vol. 6) ; théologique, philosophique et scientifique, avec son Séfer ha-galuy (éd. Harkavy, Saint-Pétersbourg, 1891) et surtout son Èmunot we-dé‘ot ; enfin liturgique et poétique(payetanut), avec une compilation en arabe des prières annuelles (éd. d. I. Davidson, S. Assaf, B. I. Joel, sous le titre Siddur ha-Rav Saadia Gaon, 1941).
Le Commentaire du Séfer Yetzira
Le Commentaire a précédé la rédaction des Èmunot de deux ans environ (vers la fin de 931). Il est donc probable que les idées contenues dans le premier furent le germe des doctrines exposées dans le second, et que ses réflexions sur la Création le conduisirent à l’élaboration d’un traité systématique de théologie rationnelle, sur le modèle des motacallimun.
Pourquoi, dès lors, a-t-il commenté le Séfer Yetzira ? Pourquoi voulut-il joindre à l’ouvrage d’inspiration mystique un commentaire de facture rationaliste ?
La réponse n’est pas seulement d’ordre philologique. Certes l’auteur, soucieux de la lettre du texte, nous dit lui-même qu’il a voulu « qu’il n’y entre pas d’altération ou d’erreur », mais l’effort qu’il déploie à cet effet, l’érudition qu’il engage, semblent démentir la seule hypothèse d’un travail d’établissement du texte. Le projet de Saadia l’a porté au-delà, dans le domaine de la spéculation métaphysique. Aussi pourquoi le Séfer Yetzira ? Sans doute parce que c’est le premier ouvrage (et le seul à l’époque de Saadia) de la littérature rabbinique qui traite spécialement de la création du monde, qui fut un problème cuisant et controversé, débattu très tôt par Philon, par les Pères de l’Église, par les péripatéticiens chrétiens (Jean Philopon) et païens (Proclus), et dont les débats se prolongèrent jusqu’à l’époque de Saadia par la voix des philosophes musulmans (notamment Al-Farabi et Al-Razi). Un esprit cultivé, fermement établi dans sa foi, ne pouvait manquer d’apporter son tribut à la question. Ce que fit le Commentaire, qui répondit au souci de défendre contre ses détracteurs la doctrine de la création ex nihilo. Et de le faire par voie de la raison que les philosophes grecs avaient invoquée contre elle.
Mais, encore une fois, pourquoi le Séfer Yetzira ? Pourquoi un ouvrage réputé mystique ? Peut-être en définitive parce que la création demeure un mystère. Faut-il tenter de l’élucider, ou faut-il au contraire le voiler derrière une attitude résolument mystique ? Faut-il espérer dans l’intelligence jusqu’au bout, ou bien faut-il renoncer au seuil de l’obscur ?
Le Commentaire sur le Séfer Yetzira ne manque guère d’audace, et son intransigeance à l’égard de ce que le texte qu’il commente pourrait suggérer est édifiante. Relançant toujours la raison, jamais il ne cède à l’obscurité du texte, ni à la tentation de la reproduire.