Tribune juive, 15 octobre 1998, par Laurent Cohen
Joseph de Hamadan, un kabbaliste méconnu
Inconnu jusqu’à présent, Joseph de Hamadan fut pourtant l’un des plus grands kabbalistes médiévaux dont une première traduction française voit le jour.
Charles Mopsik, le grand spécialiste français de la mystique juive, remarquait fort justement dans son dernier livre que « la cabale a eu l’audace, plus que toute autre approche philosophique ou théologique, de poser des questions interdites. Elle a en particulier cherché à sortir de l’ombre la racine cachée de tout principe éthique : pourquoi l’adultère, l’inceste, le meurtre sont-ils prohibés ? ». Ainsi, et singulièrement vis-à-vis de l’idée que les modernes peuvent se faire de la religion – perçue comme fondamentalement bourgeoise, frileuse, indigne de tout enseignement susceptible d’illuminer une réflexion se voulant affranchie de normes « morales » paralysantes – la Kabbale fait figure de doctrine, ou plus exactement, d’un ensemble de doctrines, où tout est soudainement permis tandis que l’imagination (contre laquelle la philosophie juive médiévale nous a tant mis en garde) retrouve ses droits. Bien sûr, les kabbalistes furent d’ardents croyants ; cependant, c’est précisément cette ferveur qui les poussa à gommer la ligne de séparation – décrétée puis tracée par les rationalistes juifs, à commencer par Maïmonide – entre l’ici-bas, espace de finitude et de mortalité, et l’En-haut, champ d’éternité où se déploient les mystères de la vie divine.
S’ils admettaient que cette dernière se situe par-delà toute appréhension humaine et proclamaient son caractère inconnaissable, les kabbalistes, contrairement à leurs prédécesseurs, eurent tout de même la témérité spirituelle de s’en approcher au plus près. Comment ? Par le biais, essentiellement, d’une exégèse qui, tout en intégrant les acquis du commentaire classique (du Talmud à Rashi), allait se développer dans les directions les plus inattendues. Or, en présentant une infime partie de l’œuvre – par ailleurs immense – de Joseph de Hamadan, Charles Mopsik permet au lecteur français de prendre la mesure de cette entreprise littéraire sans précédent que fut la Kabbale.
Qui est Joseph de Hamadan ? D’emblée, il faut convenir que ce nom n’évoque strictement rien à ceux – d’ailleurs de plus en plus nombreux – qui s’intéressent à la Kabbale, suivent de près les publications sur le sujet et sont même capables de l’aborder directement dans les langues (hébreu ou araméen) qui furent celles de ses principaux auteurs. Or, il y a là une lacune – enfin comblée grâce à la parution de ce Fragment d’un commentaire sur la Genèse. En guise de témoignages directs sur Hamadan, nous ne possédons que deux brèves appréciations, émanant il est vrai d’auteurs anonymes : « Un grand cabaliste [expert] dans les mystères de la Thora » ; « le grand sage rabbi Joseph venu de la cité de Suse, c’était un expert dans toutes les sagesses et il rapporta entre ses mains cette pierre précieuse… » Nous n’en saurons pas davantage. Toutefois, à l’aide de catégories historico-philologiques, la recherche moderne a mis à jour quelques éléments biographiques incontournables pour la connaissance du personnage : d’abord, tout porte à croire que Joseph de Hamadan, qui vécut vers 1300, a produit au moins une grande partie de son œuvre hors de la ville iranienne dont le nom est accolé au sien et qu’il vivait dans le royaume de Castille.
Plusieurs spécialistes considèrent qu’il fit partie du groupe d’écrivains (géniaux) qui allaient produire un des ouvrages les plus importants de l’histoire des idées : le Zohar – c’est dire l’envergure de Hamadan. Certains, comme Gershom Scholem, virent en lui un penseur radicalement panthéiste, essentiellement en raison de passages comme celui-ci : « Lui, béni soit-Il, remplit tous les mondes, ainsi que nos maîtres, de mémoire bénie, l’ont dit : “Car Yah YHVH est le rocher des mondes” (Is. 26 : 4), ne lis pas “rocher” (tsour) mais “il enserre” (tsar) devant lui les mondes, ce monde-ci et le monde à venir. Il remplit tout et en Lui résident les anges, les fils de l’homme et tout ce qu’Il a créé. » Dès la première page de son commentaire, on est frappé par l’aspect paradoxal des propositions constitutives de sa pensée.
Quant à ses descriptions anthropomorphiques, elles ont de quoi faire frémir les plus blasés. Relisant le récit biblique par le biais de la symbolique kabbalistique, il parvient à insuffler à l’Histoire sainte une redoutable énergie, faisant surgir du signifiant là où même avec la meilleure volonté, ses devanciers avaient dû s’en tenir au sens obvie du texte. Ainsi, la lecture de son commentaire (et de l’étude particulièrement savante qui le précède, rédigée avec cette sobriété tendue à laquelle Mopsik nous a habitués) offre en dernière analyse l’opportunité de reconsidérer tout un pan de la geste de certaines figures emblématiques non seulement du Livre de la Genèse, mais également de Salomon, Moïse, etc. À propos de ce dernier, et à titre quasi anecdotique, notons que par anticipation, Joseph de Hamadan apporte une réplique mystique à la critique de la religion d’inspiration spinoziste qui allait, dès le milieu du XVIIe siècle, faire les ravages que l’on sait : un verset du Livre des Nombres (12 : 3) nous apprend que Moïse fut le plus humble de tous les hommes ; or, ricanèrent les rationalistes, ce même Moïse est censé, selon la Tradition, avoir rédigé lui-même le texte du Pentateuque. Dès lors, comment concevoir que le plus humble d’entre tous se gargariserait de sa perfection morale au point de l’inscrire noir sur blanc dans l’éternité par le biais du récit biblique ? Ne reculant devant rien, Joseph de Hamadan nous enseigne que le Moïse dont il est question ici n’est pas le Moïse humain, charnel – mais le nom d’une des émanations de la divinité : « […] tu constates que Moïse notre maître, la paix soit sur lui, lui qui écrivit la Thora d’après la Bouche de la Puissance, aurait fait sa propre louange en disant : “L’homme Moïse était très humble” (Nom. 12 3) ! Peux-tu croire qu’un grand homme comme Moïse notre maître, la paix soit sur lui, ait fait son propre éloge ? En réalité, jamais il ne parlait de lui-même, bien qu’il ait possédé toutes ces qualités, en fait [il ne parlait] qu’au sujet de la [sefira] Tiferet qui est appelée Moïse, et c’est pourquoi il est écrit : “YHVH parla à Moïse en disant” et il ne dit pas : “YHVH me parla comme il en allait pour tous les autres prophètes”… »