Le Nouvel Observateur, 30 janvier 1982, par Schmuel Trigano

Le livre de la splendeur

La traduction du Zohar, qu’une courageuse petite maison d’édition de l’Aude vient de publier, constitue un événement. Elle franchit en effet des siècles de mépris et d’indigence intellectuelle qui avaient tenu la mystique juive pour un obscurantisme superstitieux, ces « rêveries cabalistiques » que stigmatisait l’abbé Grégoire, pourtant grand défenseur des juifs en 1789. Pour la première fois dans la langue française, cette traduction va donner à la Cabale toute sa lumière en son œuvre la plus importante, puisque jusqu’alors nous n’avions à notre disposition qu’une traduction erronée et idéologique, celle que Jean de Pauly fit au début du siècle le dessein secret de convertir les juifs au christianisme, qui, selon lui, transparaissait dans le Zohar…

Dans toute la production littéraire judéo-française, où chacun y va de son petit essai autobiographique et narcissique, on ne peut manquer tout d’abord de saluer l’exploit spirituel de Charles Mopsik, et de Bernard Maruani, traducteur associé d’un traité du Zohar, qui nous promet encore quatre tomes de 600 pages dans les prochaines années, mais qui surtout, voici six ans, s’est totalement donné dans un souci de chaque instant, dans l’ombre, le labeur et le dénuement à cette tâche impressionnante, sans autre soutien que la passion du texte et le cap réglé sur l’infini. Étrange aventure spirituelle de ce jeune homme de vingt-cinq ans qui, à l’âge de la mondanité et de surcroît en notre futile époque, a trouvé la force de ce recueillement ! Car la traduction est bien plus qu’une fonction technique de l’édition, la simple transposition d’un texte dans un autre au moyen de standards internationaux. Toute traduction est passage, au cœur même de l’expérience spirituelle de l’hébreu, dont c’est l’étymologie. […]

Le Deuxième Temple

Traduire des textes hébraïques me semble presque impossible, et il n’est de bonne traduction, à mon sens, que celle qui a l’humilité non de faire écran mais de rester dans l’entre-deux. La parfaite transparence, en effet, ce serait les temps du Messie ! Charles Mopsik a su se maintenir dans cette voie, en s’efforçant de rendre le texte compréhensible chaque fois que le génie de l’hébreu, ou plutôt de l’araméen, cette langue sémitique internationale du Croissant fertile à l’époque du Deuxième Temple, est le plus éloigné du génie du français. La traduction conjugue des envolées poétiques aériennes avec les parenthèses explicatives les plus didactiques et les renvois érudits les plus complets.

Mopsik n’est pas un « érudit » et il faut lui en savoir gré, non qu’il faille négliger la connaissance immense de l’érudition – il en fait montre ici – mais c’est parce que, depuis un siècle, la « science du judaïsme » s’est doublée d’une idéologie qui traite les grands textes de la spiritualité juive comme des vestiges du passé, dans l’optique la plus réductrice qui soit et sans aucune empathie pour un texte vivant. C’est en ce sens que sa traduction, patentée non par l’Université mais par la vie tout simplement, n’est pas destinée aux bibliothèques, mais à nous qui sommes engagés dans l’expérience de vie. À l’exemple des cabalistes des générations, elle porte l’appel et la voix d’un homme qui, parce qu’il a su se faire « anonyme », s’effacer plusieurs années durant devant un texte, lui aussi « anonyme », a pu se faire un nom…

« Anonyme », on aura compris que cette « absence de nom » ne fait qu’imiter et suivre Celui qui a pour Nom ces quatre lettres imprononçables, à partir desquelles, dernière empreinte dans le vide, Dieu s’est retiré en créant le monde. L’attribution du Zohar fait ainsi, naturellement, problème. Pour les érudits il est l’œuvre de Moïse de Léon, juif castillan du XIIIe siècle. Mais le livre lui-même, un livre saint de la Tradition, a pour héros un rabbin du début de notre ère, Rabbi Siméon Bar Yohaï, qui, en se déplaçant avec un groupe de compagnons, commente et explique les secrets de la Torah, très traditionnellement car, pour les juifs, toute pensée ne s’autorise pas d’elle-même mais surgit dans le faisceau de la parole divine toujours, extérieurement, commentaire de texte ou plutôt de parole ; discours polyphonique toujours en dialogue intérieur avant d’être en dialogue avec le dehors. Le Zohar est don « anonyme », comme la Torah et le Talmud, même si on y trouve beaucoup de noms, peut-être parce qu’il tente de suivre, et dans sa littéralité même, cet exil de la Présence divine dans le monde dont il y a pourtant un reste dans ces lettres saintes tracées sur un parchemin.

C’est ainsi qu’une ancienne tradition assigne à la Cabale l’objectif de « perpétuer la mémoire du mort »… Il s’agit bien, en effet, de manifester la Vie de Dieu, dont l’absence même fait notre vie, et que pourtant les pensées mondaines perçoivent comme une inexistence ou plutôt une mort… But du Zohar : suivre la Vie de Celui qui passe pour mort, faire surgir prophétiquement la Vie dans la mort. Nous sommes là au cœur même du problème de la traduction du Zohar. Suivre l’exil de la Présence de Dieu, qui a pour la conscience juive la figure féminine de la Chékhina, s’« absenter » du monde, entrer dans l’anonymat, souffrir par les routes les vicissitudes de cette princesse lointaine, chassée de ses palais, que les soudards romains violentent sur les bas-côtés du chemin, engendrant des engeances démoniaques, comme nous le dit la Tradition, telle est la démarche du Zohar. Mais avec un but seul et unique : en allant jusqu’au bout de la souffrance de l’absence et de l’exil faire jaillir, émerger et percer la Présence, un temps nouveau.

On comprend ainsi comment le Zohar, le « Livre de la Splendeur », a fait office de poutre maîtresse du messianisme juif et comment, dans la déréliction de l’exil, en son cœur profond, du plus au-dedans de la solitude et du silence, il a fait imploser le monde juif et inverser son histoire, de l’étroitesse dans la largeur, ainsi que l’histoire juive l’atteste.

Dans la ténèbre…

Toute traduction (autant d’un texte que d’une pensée) est ainsi précisément un acte messianique dans la mesure où elle tente de transmuter l’absence en présence. Et effectivement, toute traduction de l’hébreu a inauguré un nouvel âge de la pensée : la Septante d’Alexandrie, les traducteurs juifs du Languedoc-Roussillon qui ont transmis au Moyen Âge chrétien les œuvres de la philosophie grecque oubliées et redécouvertes par les Arabes, les cabalistes chrétiens de la Renaissance (dont on réédite aujourd’hui des œuvres, comme celle qui paraît prochainement de Cornelius Agrippa, La Magie céleste, traduite par Jean Servier, éditions Berg). Temps dangereux s’il en est ! Le Talmud nous raconte que lorsque la traduction des Septante fut finie la ténèbre couvrit le monde durant trente jours en prévision de siècles de contresens théologiques, aux conséquences incalculables. Risque à courir, bien sûr, et pour qu’il fasse beau demain sur la France, comme dit la chanson, cette traduction va nous aider à mieux penser la parole du Sinaï.