Bulletin de l’Agence télégraphique juive, 12 septembre 1981, par Salomon Malka
« Pourquoi j’ai traduit le Zohar ? »
Entretien avec Charles Mopsik. Propos recueillis par Salomon Malka.
En ouvrant ce gros livre de 700 pages qui n’est qu’un premier tome – vous annoncez quatre volumes suivants – on a envie d’abord de saluer votre courage et vous demander aussi : comment fait-on pour s’attaquer a une tâche aussi ardue ? Qu’est-ce qui vous a attiré dans ce travail ?
J’ai été, je crois, le sujet de cette traduction. C’est plutôt la traduction qui m’a attirée vers elle que l’inverse. Il s’est passé entre ce livre et moi – il y a déjà six ans – une espèce de détonation, de fulgurance. C’est comme si en commençant à le lire il y a pas mal d’années, m’a été prescrite la tâche de le traduire. Il s’est agi d’une sorte d’exigence intérieure à laquelle je n’ai pas pu me soustraire. Et je n’aurai de cesse jusqu’à ce que ce livre soit traduit en totalité.
Cinq volumes, c’est l’œuvre d’une vie ?
J’espère que non. Il y a tellement d’autres choses à faire. Disons que c’est une œuvre vitale plutôt que l’œuvre d’une vie. Je me suis senti si vous voulez l’élu, le choisi malgré moi. C’est un travail extrêmement difficile, esseulant. Mais encore une fois, j’ai entendu ce travail comme une prescription, et je serai bien en peine de dire qui me l’a prescrit. Mais c’est ainsi. C’est véritablement un coup de foudre pour ce texte, au sens où on a d’abord l’éclair et longtemps après on entend le tonnerre. Peut-être qu’au bout, j’entendrai le tonnerre qui m’expliquerait pourquoi cela a été entrepris et si cela répond aux exigences du siècle. Mais pour l’instant, c’est la fulgurance de l’éclair qui en même temps remplit de lumière tout le paysage et en même temps éblouit les yeux et aveugle, empêche de voir autre chose.
Vous dites, dans votre texte de présentation que le « Zohar » est un livre « immaîtrisable ». Qu’entendez-vous par là ?
Je crois que c’est le propre de tous les livres de base, les livres de la Tradition. La Bible évidemment, le Talmud, le Zohar… Je crois que c’est cela même qui fait que ce sont des livres de la Tradition, c’est-à-dire qu’on ne peut pas en faire le tour. Une thèse, même très savante, très érudite, ne peut pas en délivrer la totalité des sens. Il reste toujours un surcroît, un surplus de sens dans le texte, qui est à chaque fois dévoilé par des lectures à telle ou telle époque. Mais dans son fond il y a un excès dans la lettre du texte par rapport à la lecture qu’on en fait. C’est ce que je veux dire en écrivant qu’il est « immaîtrisable ». Même après l’étude systématique du livre, même après une traduction, un commentaire, il restera toujours dans le texte de quoi apporter du neuf, de l’inédit.
Je dois dire que votre traduction est si belle qu’on a parfois le sentiment que c’est une récréation, que c’est votre propre lecture du Zohar…
Je serais d’accord avec vous s’il n’y avait pas le risque dans cette formulation d’entendre que j’ai traduit n’importe comment, que j’ai livré ce texte à mon arbitraire et qu’il en sort ce qu’on appelle une traduction libre. En fait je tiens à dire et à redire – et je suis prêt à m’en expliquer devant mes juges – que j’ai essayé d’être le plus littéral possible, c’est-à-dire que je n’ai pas cherché à forcer le texte.
C’est vrai qu’en même temps aussi il y a une proximité au texte dans son souffle poétique. Quand vous traduisez l’expression « Atik Yomin » par « ancien des jours » c’est tout à fait cela.
Avec l’exemple que vous donnez, je vais essayer de décrire un peu ce qui se passe. Vous faites allusion à l’expression « Atik Yomin » qui se trouve dans « Daniel » et qui est traduite généralement par « vieillard chargé de jours ». Grâce à une analyse de Rabbi Menahem de Lanzano au lieu de traduire « Atik » par « ancien » j’ai traduit ailleurs par « le passeur des jours » en référence avec un des sens du mot qui signifie « transporter » « traverser » (comme dans « Haatek » : transcrire). Ce qui permet de penser cette expression dans son contexte autrement que comme indiquant simplement une antériorité temporelle. Avec la traduction de « passeur des jours » on a l’idée d’une traversée des jours. Non pas l’idée d’une éternité ou d’une transcendance mais beaucoup plus profondément l’idée d’un passage. C’est pour vous donner un exemple de ce que l’application à la lettre du mot peut résonner dans des horizons inattendus, incongrus. Le neuf apparaît quand on frotte l’ancien jusqu’à faire « saigner » le texte.
Vous évoquez dans votre introduction les deux thèses qui s’affrontent sur le problème de l’identification de l’auteur du Zohar. Celle de Moïse de Léon qui vivait en Castille à la fin duXIIIe siècle et celle de Rabbi Simon Bar Yohaï. Entre ces deux positions, vous ne tranchez pas ?
Je crois qu’au contraire je tranche mais pas entre ces deux positions. S’il faut trancher dans ce débat c’est trancher le débat lui-même c’est-à-dire lui couper les ailes. On court en effet un risque qui n’en est pas un, un risque illusoire. Si on dit que c’est Moïse de Léon qui a écrit le Zohar comme le veut la tradition orthodoxe, on est voué plus ou moins à être un hérétique par rapport à cette tradition puisqu’on admet une modernité au texte. Si on dit que c’est Rabbi Simon Bar Yohaï qui l’a écrit comme le disent les spécialistes et les historiens, on est rejeté dans les caves de l’obscurantisme et du fondamentalisme. Dans un cas comme dans l’autre on n’aura rien gagné. On court un risque sans fruits. Donc, trancher dans ce qui a fait l’objet de polémiques très dures c’est courir un risque qui n’est pas fécond.
Mais pour ne pas éluder la question je crois qu’on peut dire – ce que personne ne peut nier – que le Zohar n’est de toutes façons pas un livre qu’on a inventé. Cela n’a aucun rapport avec la structure d’un roman. Le Zohar est clos dans un monde où écrire est une affaire extrêmement importante. Il faut se reporter aux conditions de l’époque. On écrit sur des parchemins qui coûtent très cher. Il n’y a pas d’imprimeur ni éditeur. On n’écrit pas pour des questions d’humeur. L’écriture est vraiment une affaire de sainteté qui engage toute la tradition. Donc ce livre, quelle que soit l’époque où il a été écrit, est d’une manière ou d’une autre l’œuvre de la Tradition la plus ancienne.
Si vous voulez, le grand défaut de l’érudition en matière de vie juive, c’est qu’on essaie à chaque fois de ramener de l’inédit, de l’inconnu à du déjà connu. Et par un travail de récurrence sans fin, on se livre à ce qu’on appelle un travail d’« identification ». On réduit les différences, on réduit le neuf. C’est une réduction dans l’histoire des idées qui est d’une stérilité implacable. Car au bout du compte, ce qu’on gagne, c’est une nomenclature et des chronologies. Ce n’est même pas une véritable connaissance de l’histoire. C’est une historiographie. Une véritable connaissance de l’histoire du Zohar exigerait une méthode totalement différente, plus proprement philosophique, et moins simplement philologique ou historiographique.
Je n’ai rien contre les historiens, mais livrés à eux, des textes de pensée deviennent d’une pâleur insipide.
L’histoire est le texte où s’inscrit les traces du passage du « penser ». On peut suivre la trace de ce « penser », s’y recueillir, et non plus regarder de l’extérieur comme avec une loupe.
Peut-être faudrait-il un jour commencer à écrire des livres d’histoire juive. Pas des livres qui raconteraient les vicissitudes d’une existentialité qui est morte, mais qui raconteraient l’aventure d’un désir – qu’on pourrait appeler désir messianique – et qui est le propre de l’histoire juive.
Au fond, une histoire sainte ?
Si on entend par saint ce qui est fait avec le nom divin, avec le tétragramme.
Je dois avouer que je n’ai jamais approché le Zohar dans le texte. J’en ai fait la découverte avec vous. Et il y a quelque chose qui me frappe. Les commentaires se font souvent en marchant, ils ponctuent la marche et le texte le signale. Cet homme sur son âne qui suit Rabbi Eleazar et Rabbi Akiba et qui leur dit « Ne demandez pas qui je suis, marchons ensemble et employons-nous à étudier la Thora. Chacun énoncera des paroles de sagesse pour éclairer le chemin ». Comme s’il y avait là la volonté de recouvrir l’espace par le texte ?
Vous me donnez l’occasion d’illustrer ce que nous venons de dire sur l’histoire et la manière de penser l’histoire des textes hébraïques. Dans un livre paru récemment chez Hachette,Les Juifs à la fin du Moyen Âge de Maurice Kriegel, l’auteur évoque l’atmosphère du Zohar et dit : voilà une manière d’imiter ce qui se passait chez les Franciscains. Il y a une espèce de pastorale, cela se passe dans les champs, on marche etc.Voilà ce que j’appelle proprement et très précisément une réduction de l’histoire en ce qu’elle est histoire, c’est-à-dire trace de la vie des hommes et pas simplement registre muet de ce que le temps a aboli.
Ce à quoi vous faites allusion est extrêmement important parce que c’est ce qui fait l’originalité propre de la Cabbale par rapport au Talmud par exemple.
Un texte du Tikouné Hazohar contient un commentaire sur une phrase du Deuteronome (22.10) : « Quand tu rencontreras un nid d’oiseaux, tu renverras la mère et tu garderas les petits. » La mère, c’est évidemment la « Chekhina ». Et le renvoi de la mère désigne la destruction du Temple. La dispersion. L’exil. La « Chekhina » en exil va errant comme un oiseau erre de toit en toit. Et le Tikouné Hazohar ajoute « Puisque la Chekhina est en exil, il faut errer avec elle. On ne peut pas construire en dur mais accompagner la Chekhina dans son errance. »
D’où le thème de la marche dans le texte. D’où le thème aussi des auberges. Très souvent, dans le Zohar les rabbis se rencontrent dans les auberges. Parce que c’est là que la « Chekhina » se trouve. Et c’est un « là » qui est décalé par rapport à des racines, par rapport à un enracinement.
Réduire cela à des influences de la pastorale des Franciscains ne me paraît pas très enrichissant. Il y a en même temps une référence historique mais on perd le sens, la signification.
Quelle vous paraît être pour finir, l’actualité du Zohar ? En quoi ce texte vous parle aujourd’hui ?
C’est un texte qui parle justement, et il faut le lire pour s’en apercevoir. Voilà un texte qui, bien qu’écrit il y a longtemps – ne cherchons pas à savoir quand, peu importe – enrichi d’une centaine de commentaires abondants, traduit en français – j’espère pas trop mal – arrive à parler. Qu’un texte puisse parler, c’est déjà assez rare. On n’attend plus d’une parole aujourd’hui que d’être l’expression de quelqu’un, d’une idéologie, d’un système, d’une vie. Mais là au lieu d’être l’expression de quelque chose derrière elle, la parole parle elle-même. Il faut d’abord s’en étonner. Ne pas chercher à savoir de quoi elle parle, mais la laisser parler sans l’interrompre. Je crois que l’actualité du Zohar on peut le dire de cette manière, c’est un livre qui rend actuelle la parole. Je ne dis pas la discussion, le bavardage, la causerie, mais la parole. Dans sa noblesse.
Au minimum, c’est un livre qui rend à la parole une éminence qu’elle a à peu près perdue.
Je crois qu’il ne faut pas chercher dans le Zohar une doctrine systématique mais plutôt il faut y voir ce qui va, je crois, doucement, réconcilier les juifs avec leurs livres. Je dirais particulièrement, pour replacer les choses dans leur contexte : que les juifs français puissent lire des livres de la tradition hébraïque ou araméenne en français c’est-à-dire dans leur langue, c’est peut-être ce qui va rendre plus signifiants, moins contingents le fait d’être juifs et français.
Maintenir les livres de la tradition en réserve, en attente dans la langue hébraïque sans aucune incursion dans la langue française, c’est faire en sorte qu’au bout d’un certain temps les juifs français s’en éloignent et les considèrent comme illisibles. Pas seulement parce qu’ils sont écrits en hébreu dans le texte, mais parce qu’ils baignent dans un paysage culturel et linguistique extrêmement lointain. Le fait de rapprocher le français de l’hébreu et l’hébreu du français rapproche par le même mouvement les juifs de leur histoire présente.