Tribune juive, 21 mars 1996, par Laurent Cohen
Le rôle mystique d’Israël
Si d’innombrables questions liées au Zohar restent encore en suspens (date de rédaction, nom du ou des auteurs, etc.), cet ouvrage clé de la mystique juive commence enfin à s’affranchir des cercles étroits d’érudits pour toucher un plus vaste public. C’est dans cette perspective que Charles Mopsik, un des spécialistes mondiaux de la Kabbale, poursuit son œuvre de traducteur du Zohar – dont il publie ces jours-ci un nouveau (et fascinant) volume.
Ce quatrième tome du Zohar, qui vient compléter et achève l’ensemble du commentaire sur le livre de la Genèse, est à l’image des trois précédents : admirablement traduit par Charles Mopsik, pourvu de plus de quatre cents notes qui renvoient le lecteur à certaines sources traditionnelles (essentiellement talmudiques) dont les thèmes se trouvent reformulés ou tout simplement repris ici, ce volume constitue une nouvelle « radioscopie » du monde d’en haut, avec ses armées célestes au-dessus desquelles trône le Roi des rois dont les kabbalistes percent à jour l’intimité – de façon toujours extrêmement hardie.
Toutefois, le Zohar n’en accorde pas moins une importance capitale à la présence de l’homme dans le monde, à tel point que l’on a pu dire qu’il forme la base de tout anthropocentrisme théologique – par opposition aux diverses formes de théocentrisme qui imprègnent l’univers de la philosophie juive médiévale et font de Dieu le seul « Être véritable », auprès duquel l’humain est néant. Dans ce quatrième tome du Zohar, on lit, par exemple, ce passage : « Rabbi Isaac et Rabbi Juda séjournèrent une nuit ensemble et étudièrent la Thora. Rabbi Isaac dit à Rabbi Juda : Nous avons appris que lorsque le Saint béni soit-ll créa le monde, il façonna le monde d’en bas selon le modèle du monde d’en haut, l’un correspondant à l’autre et c’est Sa gloire, en haut et en bas. Rabbi Juda dit : Certes, il en va ainsi, et il créa l’homme au-dessus de tout, comme il est écrit : « C’est moi qui ai fait la terre et qui sur elle ai créé l’homme » (Es. 45:12). « C’est moi qui ai fait la terre », bien sûr, et pourquoi « J’ai fait la terre » ? Parce que sur elle « j’ai créé l’homme ». Car il est la fondation du monde, pour que tout soit un dans un état de plénitude ».
À en croire ce fragment, ce n’est autre que la perspective de l’humain qui, dans la pensée divine, aurait conditionné l’ensemble de l’œuvre de la création. Nous ne sommes donc pas loin du « monothéisme éthique » – voire de « l’humanisme religieux » qu’ont professé nombre de penseurs juifs le plus souvent paradoxalement étrangers à l’univers de la Kabbale. Bien entendu, l’homme dépeint par les auteurs du Zohar n’affermit son humanité qu’à travers une relation soutenue à la divinité – par le biais de la prière notamment : « Rabbi Juda rapporta ce verset et dit : « Vers toi je lève les yeux, toi qui sièges dans les cieux » (Ps. 123:1). Ce verset a été compris, mais viens et vois : la prière sur laquelle l’homme se concentre [monte] en haut, dans la Profondeur suprême d’où s’épanchent toutes les bénédictions et toute la joie, de là elles sortent pour faire tout subsister ». Ou encore : « Viens et vois. Le roi David dit : « YHVH, Dieu de mon salut ». Quand vient mon « salut » ? Quand, au cours d’une journée, je T’ai adressé une louange la nuit, alors, c’est « mon salut » le jour. Et viens et vois : la nuit, celui qui loue son Maître par la louange de la Thora, sa force se fortifie le jour par le côté Droit, car un fil sort du côté Droit puis s’épanche sur lui et il s’en fortifie, aussi est-il dit : « YHVH, Dieu de mon salut, je crie le jour, la nuit [je suis] près de toi » (Ps. 88:2) ».
L’homme n’est appelé vivant que lorsque le flux de vitalité qu’il reçoit et l’anime s’origine dans la sainteté divine – question qui suscite de magistraux développements ; mais il existe aussi une « saveur de la mort » et un « esprit impur » qui s’empare de l’homme et dont le Zohar nous offre certaines descriptions pour le moins troublantes. Par ailleurs, la perception qu’ont les auteurs du peuple d’Israël est à la fois « réaliste » et très imprégnée de conscience particulariste ; le « réalisme », apparaît dans des passages comme celui-ci : « Si la miséricorde n’allait pas en avant d’Israël, ils ne pourraient pas subsister en ce monde. Combien en effet sont nombreux les agents du jugement, les agents de la vindicte, les délateurs, qui se dressent contre Israël dans les hauteurs, et si le Saint béni soit-ll ne mettait pas en avant la miséricorde à l’intention d’Israël, avant même de se pencher sur leurs jugements, ils ne pourraient subsister en ce monde. Aussi, « hâte-toi, préviens-nous de ta miséricorde, car notre pauvreté est extrême » (Ps. 79:8), pauvreté en bonnes actions, pauvreté en œuvres vertueuses. Cependant, Israël se voit conférer un rôle mystique prépondérant qui, dans le culte rendu au créateur, l’apparente aux anges – et même davantage : « Tous les [anges] chanteurs restent à l’extérieur et entonnent un cantique lors de chacune des trois veilles de la nuit, tous chantent des louanges particulières. L’ensemble des armées du ciel se met en branle durant la nuit, Israël durant le jour. » On ne récite pas en haut la sanctification avant que les Israélites ne l’aient récitée en bas. Quand les Israélites disent la Sanctification en bas, toutes les armées célestes sanctifient à l’unisson le Nom Saint ; ainsi, les saints israélites sont sanctifiés par l’en haut et l’en bas, car la sanctification du Nom du Saint béni soit-ll n’est réalisée que par le concert de l’en haut et de l’en bas, ainsi qu’il est dit : « Vous serez saints, car je suis saint, moi, YHVH votre Dieu » (Lév. 19:2).
On le constate : la conduite d’Israël retentit sur les mondes supérieurs – et ces rejaillissements sont d’ailleurs tant positifs que négatifs ; ainsi, le drame de l’errance juive et de l’oppression des nations par exemple (phénomènes consécutifs à la destruction du Temple) « bouleverse » l’harmonie céleste et introduit une sorte de « dysfonctionnement » dans ses mécanismes. On sait jusqu’à quel point de telles conceptions ont pu cristalliser l’opposition de certains penseurs juifs qui y ont vu autant de « mythes » violemment contraires au strict esprit monothéiste. Toutefois, et par-delà les débats (aujourd’hui complètement dépassés) touchant à l’« orthodoxie » du Zohar, il est certain que rien ne saura jamais en démentir la profondeur spéculative ni l’enivrant lyrisme auquel celui ou ceux qui le rédigèrent eurent recours.