Communauté nouvelle, décembre 1987, par Éric Smilevitch
Comment la Torah se pense-t-elle et se réfléchit-elle ? Question impertinente diraient certains, question incongrue s’exclameraient d’autres, invraisemblable même, d’ailleurs à quoi voulez-vous réfléchir, je vous le demande. À tous ceux-là, aux autres aussi, nous conseillons la lecture du Midrach Rabba que viennent de traduire Bernard Maruani et Albert Cohen-Arazi pour le compte des Éditions Verdier. Peu de choses, en vérité : la langue française est pour le Midrach une langue d’emprunt et son inscription dans le corps du texte biblique y fera toujours défaut.
Empruntées, ses jaillissantes paraboles qui descellent un verset à l’aide d’un autre verset, brisent le sceau de son enveloppe et libèrent son sens ; empruntés aussi ses raisonnements halakhiques qui torturent chaque mot pour le faire parler, bourreaux impitoyables des textes. Mais si le corps fait défaut, on découvrira dans cette traduction un lointain écho, un dernier indice – le remez qui est la texture du commentaire – de l’entrelacement du Midrach et du texte biblique. Cet « esprit » du texte, que les traducteurs respectent excellemment, est la seule dimension que la langue française peut accueillir du Midrach. C’est dire l’aspect rudimentaire, presque cadavérique de toute traduction, mais c’est dire aussi l’importance de toute traduction. En étudiant en français le Midrach Rabba le lecteur ne perdra donc ni son temps, ni son âme. Mieux encore, s’il paye le prix de l’attention (qui n’est jamais compris dans le prix du livre), il saisira peut-être l’opportunité qui lui est offerte d’aborder le texte biblique avec un regard neuf.
Car à suivre au fil des pages la trace de ce corps à corps du Midrach et de la Torah, on découvrira maintes fois l’occasion de se défaire des oripeaux ingrats qui habillent nos esprits, lieux communs battus en tous sens, guenilles rongées jusqu’à la corde, auxquelles on donne complaisamment le nom de « Sainte Bible » ou de « Judaïsme ».
« Car ce (la Torah) n’est pas une parole vide pour vous (mikhem), c’est votre vie » (Deut. 32:47) et si elle est vide, reprit Rabbi Ishmaël, c’est à cause de vous (mikhem) qui ne savez pas l’interpréter, n’en ayant pas pris la peine (Midrach Rabba, Gen. 1:14, p. 46).
Cette injonction, venue du verset, est la raison d’être du Midrach, la peine du lecteur et sa récompense. Comment la Torah se pense-t-elle et se réfléchit-elle ? demandions-nous. En se glissant dans le Midrach, en s’engageant dans le chemin qu’il ouvre, en parvenant jusqu’au lieu qu’il nous destine et où se découvre pour nous une autre disposition d’esprit. Là, un regain d’attention enveloppe mots et images de la Torah d’une lumière nouvelle, dévoilant le paysage et l’horizon où un verset résonne, l’air même qu’il respire et que nous inspirons avec lui.
Le Midrach Rabba ne s’adresse donc ni aux chercheurs en quête des règles herméneutiques nouvelles, ni aux amateurs de récits édifiants, ni aux collectionneurs de cultures anciennes, car le dépaysement est son essence, non son accident. Ni l’autre, ni le même, mais un autre même, et le voyeur en sera pour ses frais. Réfléchir et penser dans l’espace étranger et étrangeant que le Midrach bâtit autour de chaque verset biblique est une charge, et le Midrach n’arrache hors du lieu où il se tient que le lecteur qui s’offre à cet étrange exil. Car nul ne sait jamais où il veut nous mener avant que d’être allé jusqu’à l’endroit visé, et nul ne sait jamais en combien de temps, ni pourquoi, ni comment, avant d’être arrivé.
« YHVH dit à Abram : va-t’en pour toi de ton pays, de ton lieu de naissance et de la maison de ton père vers le pays que je te montrerai » (Gen. 12:1). Commentaire de Rabbi Yohanan : « Vers le pays que je te montrerai » – pourquoi ne lui a-t-il pas révélé celui-ci d’emblée ? Afin de le rendre plus désirable encore à ses yeux, et de lui accorder une récompense pour chaque pas qu’il a fait pour s’y rendre… Ainsi, Rav Houna disait-il au nom de Rabbi Éliézer le fils de Rabbi Yossé le Galiléen que le Saint, béni soit-Il, laisse les justes dans l’incertitude, les yeux suspendus à lui, avant de leur révéler le sens de son propos (Midrach Rabba Gen. 39:9, p. 403).
Même en français, le Midrach Rabba parle encore une langue étrangère et c’est précisément le mérite des traducteurs de n’avoir pas amoindri le désordre de son dire et l’incertitude de son sens, et laisser ainsi intacte sa promesse : routes à explorer, terres à conquérir, moissons à récolter. De la Torah, le Midrach dit qu’elle est une « perle » et que sa parole est un « trésor ». Mais, au demeurant, même l’incertitude première vaut mieux que toutes nos guenilles et que la boue épaisse de nos souliers. La traduction française du Midrach Rabba offre ainsi un chemin vers un autre lieu, à défaut (mais non parce que ce n’est qu’une traduction) d’offrir ce lieu même, enfoui au fond de la Torah orale, au terme de l’exil.