Communauté nouvelle, janvier 1988, par Sylvie-Anne Goldberg

Comment, au-delà des lettrés, la culture juive s’est-elle transmise au fil des générations ? Comment l’humble savetier ou le retourneur de vieux vêtements qui ne comprenaient ni l’un ni l’autre l’hébreu ou l’araméen, eurent-ils néanmoins accès aux exégèses savantes des maîtres ? Quelle était la clef permettant à la masse des non-érudits d’ouvrir la porte des écrits hermétiquement clos, leur donnant la possibilité d’y pénétrer et de s’y retrouver au milieu des innombrables commentaires ? Comment, en ne parlant que le yiddish, les gens se transmettaient-ils les récits de la Aggadah et les légendes du Midrash ? En d’autres termes, comment la société juive se tissa-t-elle sa propre culture populaire, mélange de littérature de dévotion, recueil de croyances et de superstitions, guide et manuel de conduite, catalogue des délits et châtiments à l’intention des gens ordinaires ?
Avec sa solide introduction, Jean Baumgarten répond à l’ensemble de ces questions : il déploie l’arsenal méthodologique qui permet d’appréhender intelligemment un texte d’une telle ampleur que le Commentaire sur la Torah, tout en ajustant au lecteur d’aujourd’hui le propos de l’auteur d’autrefois. En effet, si l’on commence à bien connaître les parcours du colportage de la culture dite « populaire » de la société chrétienne, les veillées conviviales autour des âtres au cours desquelles se narraient les récits et légendes miraculeux des régions, en ce qui concerne la société juive il semblait jusqu’alors que la chape de l’oubli se soit abattue sur l’évidence simple que tout le monde n’ait pas toujours su lire… Pourtant, la langue yiddish avec son hébreu mêlé des parlers vernaculaires constitue – comme les autres langues juives – l’exemple caractéristique de la difficulté de maintenir et de perpétuer le sens d’une langue qui n’est connue que d’une élite. En ce sens, l’existence même du yiddish manifeste l’expression d’un savoir et d’une culture fondamentalement « populaires », à l’opposé de l’imagerie d’Épinal du juif d’antan forcément versé dans l’étude de la Loi.
Que ce soit en Pologne ou dans les autres régions du monde juif, la Bible n’était donc pas à la portée de tous et, s’il en était besoin, Rachi fournirait le meilleur exemple de l’adaptation du texte sacré au langage de ses contemporains : en l’occurrence le vieux français. Le Commentaire sur la Torah de Jacob ben Isaac Achkenazi s’apparente aux multiples traductions du même ordre en judéo-persan, judéo-grec ou judéo-italien, et serait l’équivalent du ladino Meam Lo’ez de Jacob Culi (1685-1732), répandu dans la société séfarade. Ces ouvrages répondent aux nécessités de la transmission d’un savoir religieux complet, apportant à la fois le texte, ses interprétations, les coutumes et usages y afférant, ainsi que la volonté de clarté, de concision et de simplicité proposant une lecture d’un abord facile et agréable. Le Tseenah Ureenah – « Sortez et regardez » –, qui précède presque d’un siècle son homologue séfarade, paraît pour la première fois en 1590 et succède à une longue lignée de prêcheurs itinérants, qui parcouraient les communautés juives en apportant aux périscopes hebdomadaires les ajouts de l’exégèse et le sel de l’interprétation qui les rendaient actuelles et accessibles. Du Maguid (prêcheur) qu’il fut également, Jacob ben Isaac Achkenazi a gardé le sens du mot et de sa mise en scène, de l’érudit celui de la source exacte. C’est sans doute ce qui lui permit de pénétrer, via l’imprimerie, dans la majeure partie des foyers ashkénazes pendant près de quatre siècles, de connaître plus de 210 éditions différentes, et même les fortunes de diverses réécritures, édulcorations et expurgations, au fil des transformations du langage et des traditions juives…
Au XXe siècle, J. Baumgarten retrouve encore le Tseenah Ureenah édité en Argentine, aux États-Unis et en Israël. Pourtant l’immense faveur qu’il connut auprès du public d’hier ne l’empêche pas de sombrer dans l’oubli, voire dans la dérision après que Mendelssohn l’ait tourné en ridicule. Au public d’aujourd’hui, le « Sortez et regardez » permettrait une approche culturelle de la société d’autrefois, tout autant qu’une réelle introduction aux textes et exégèses bibliques, peut-être plus ignorés aujourd’hui qu’hier. Ce n’est, en effet, ni dans la Bible du Rabbinat ni dans celle de la Pléiade que l’on saura, à titre d’exemple, pour quelle raison la Torah commence par la deuxième lettre de l’alphabet, le Beit – comme berakha, la bénédiction – et non par la première, le Aleph qui évoque le Arer : la malédiction.