Connaissance des religions, juin 1988, A. D. Grad

Les familiers du Sefer Ha-Zohar ne sauraient s’y tromper. Les six pages du « rouleau de Ruth », l’un des Hagiographes (Kethouvim) qui font suite aux Prophètes dans le Canon hébraïque, ne fournissent dans ce Midrash Ha-Néélam sur Ruth qu’« une trame très lâche », prétexte à spéculations typiquement kabbalistiques. Trois versets de L’Ecclésiaste (Qohéleth) ou de Job servent autant de supports à des digressions ésotériques que les quelques versets du livret attribué au prophète Samuel par le Talmud, et que d’aucuns prennent souvent pour une simple pastorale. Il est vrai que les sept demeures de la Géhenne ou la caverne de Makpéla, la Création du monde par le truchement des lettres hébraïques ou la réincarnation par le lévirat n’ont apparemment qu’un rapport lointain avec l’histoire de la Moabite, intégrée à l’Assemblée d’Israël, et qui deviendra l’aïeule du roi David.

Le rouleau de Ruth est lu à Chavouoth, la fête des Semaines (Pentecôte) ou de la Moisson, qui commémore le Don de la Loi. Il conte l’aventure de cette femme qui a choisi d’accompagner sa belle-mère Naomi, de retour à Beith-Léhem, sa ville natale. Veuve sans enfant mâle, Ruth est tenue d’épouser le parent le plus proche de son mari défunt. Tel est le commandement du lévirat. On connaît le stratagème suggéré par Naomi pour que Boaz, son parent, s’éveille dans son champ d’orge avec Ruth à ses pieds.

Si la narration n’était qu’une délicieuse bluette, même doublée d’une justification d’ouverture d’Israël à ses ennemis jurés – en l’occurrence le peuple de Moab –, il est évident que l’exégèse kabbalistique en serait limitée. Or la vie des personnages, quoique située historiquement à l’époque des Juges, trahit ici, et avant toute chose, leur nature divine et sainte. D’ailleurs, si la lecture du rouleau de Ruth a été fixée à la date de la fête du Don de la Thorah, c’est que ce livre, selon le Prince des kabbalistes Rabbi Shiméon bar Yo’haï, « fait allusion à la Thorah écrite, à la Thorah orale et au monde à venir. Car il incite les Justes – secret de la Thorah écrite – à s’unir à la Thorah orale. »

Encore faut-il savoir ce que parler kabbalistiquement veut dire. Par « Thorah écrite », il faut lire ici non seulement « Juste » mais « Fondement » (la sephirah Yesod), dont Boaz représente la dimension masculine. La « Thorah orale » est aussi la Shekhinah, l’Assemblée d’Israël ou la Royauté (la sephirah Malkhûth) dont Ruth incarne la dimension féminine au royaume de la sainteté. Quant à Naomi, elle est considérée comme l’une des sephiroth supérieures. C’est ainsi que Boaz, Ruth et Naomi apparaissent comme des symboles séphirotiques. Ils sont, dit le Midrash Ha-Néélam, à l’image « des degrés élevés cachés ». Même le « monde à venir » est identifié avec la sephirah Binah (Intelligence).

Il y a encore une signification messianique à ce rouleau (le Messie, fils de Joseph, le « rédempteur lointain ») et bien entendu la lecture ésotérique des signifiants concerne aussi bien la vision de Rabbi Krospadaï jugé à cause de son « indulgence » que le commandement du lévirat qui permet le retour de l’âme dans un corps.

Le découpage du texte en paragraphes n’a certes rien de « zoharique », mais il facilitera, dans une certaine mesure, l’approche par le lecteur non ou peu hébraïsant d’une pièce caractéristique de la mystique hébraïque.