Esprit, août 1983, par Catherine Chalier

Prétendre entrer sans embarras ni surprise dans la pensée du Bahir serait témérité : un lecteur habitué à l’idée que le judaïsme a radicalement rompu avec une conception lumineuse du sacré, se trouve, en effet, désemparé et étonné devant l’enseignement d’un livre qui n’hésite pas à renouveler la signification mythique du divin. Et ce sous forme de propositions données pour évidentes, sans explication donc. En son temps, aux environs de 1180, au Sud de la France, le texte suscita d’ailleurs l’indignation de rabbins, leur opposition à cette interprétation ésotérique de versets bibliques détachés de leur contexte, à ces jugements théosophiques qui osaient voir dans le mystère du monde le reflet des mystères de la vie divine dont ils livraient la clé. Ils refusaient le retour du mythique, d’un sens mystique donné à la cosmologie. Le Bahir, pourtant, joua un rôle fondamental dans le développement du mouvement kabalistique, en particulier en Espagne ; il est, en ce sens, un indispensable complément à l’étude du Zohar.

Les fragments sur le mal retiennent l’attention. Le mal – le Bahir serait-il marqué par la gnose comme l’estime G. Scholem ? – constituerait un principe et une qualité en Dieu même : « Il créa le Tohu et le plaça dans le mal » (p. 24). La lumière, cependant, jaillirait des ténèbres, le bien du mal – pensée propre à la sensibilité mystique certes mais dangereuse quant à la logique qu’elle pose, les applications hâtives que d’aucuns en font. Remarquables sont aussi les exégèses sur le masculin et le féminin, ces deux principes par lesquels le monde fut créé et dans l’union desquels réside l’espérance de rédemption. Animant la vie divine même, masculin et féminin, en leur alliance, portent mémoire de l’œuvre du commencement et, en ce monde, l’union de l’homme et de la femme accomplit la promesse de la victoire du bien sur le mal, de l’unité sur la séparation.

Cette lecture qui transforme la Thora en « corps mystique » (G. Scholem), pour mystérieuse qu’elle soit, ne laissera pas indifférent : ne propose-t-elle pas une réponse – inouïe – à la question des fondements des commandements ? Une réponse qui voudrait faire entrer dans les secrets mêmes de l’œuvre divine.