La Quinzaine littéraire, 1er octobre 1999, par Monique Baccelli
Quand vient la cinquantaine
Si les deux sœurs qui occupent Cristina Comencini ne connaissent pas les étranges dérives des héros de Michel Houellebecq, elles ne sont pas moins marquées, chacune à sa façon, par leur révolte juvénile. Une expérience qui, pour Maria, serait vite oubliée si elle n’était l’épouse d’un militant relativement tenace, alors qu’Isabella restera marginale tout au long de sa brève vie ; sa marginalité étant du reste la cause de son engagement plus que sa conséquence. Quoi qu’il en soit, les deux jeunes filles, de famille aisée et temporairement très unie, s’affirment en toute logique, mais de façon éphémère, dans la contestation sociale. « Ces années politiques, ces années de notre jeunesse, n’ont pas profondément changé le cours de ma vie, constate Maria la raisonnable. Nous voulions affubler le monde d’une idée vieille d’un siècle. Il n’y en avait pas d’autre en cours. » Mais à partir de cette option commune, les trajectoires personnelles des deux sœurs, à la fois antithétiques et complémentaires (« J’avais toujours considéré sa nature comme une autre face de la mienne », dit Maria), s’écarteront de plus en plus, tout en continuant à interagir l’une sur l’autre. Par son bon sens un peu austère, Maria tempérera la fantaisie débridée d’Isabella et réciproquement : « Son impulsivité m’avait toujours donné la force de contrôler mes réactions. » L’une admire secrètement dans l’autre les qualités qu’elle n’a pas, sans que l’une ne réussisse vraiment à transformer l’autre.
Ce subtil jeu de miroirs est du reste multiplié par trois, puisque le binôme des sœurs antinomiques était déjà préfiguré à la génération précédente : la mère de Maria et Isabella, bourgeoise rangée malgré quelques écarts sentimentaux, voit son unique sœur mourir tragiquement après une courte vie aventureuse ; et à leur tour Maria, qui ressemble un peu à sa mère, et Isabella un peu à sa tante, mettront au monde à quelques jours de distance deux petites filles dont le contraste physique annonce déjà des différences psychiques tout aussi appuyées. En fait, les « sœurs » du roman ne sont pas deux, mais six.
Exposée aussi brièvement, la trame paraît un peu systématique, mais on peut aussi penser que la romancière a voulu étudier à des époques et dans des contextes différents, deux types essentiels de femmes : celles qui protègent ou tentent de protéger, et celles qui ont besoin d’être protégées mais n’acceptent pas toujours de l’être. Cette répartition des tâches, se répétant sur trois générations, n’exclut pas l’idée d’une certaine prédestination. C’est dire que ce roman, essentiellement psychologique, comporte également toute une réflexion sur le sens de la vie.
[…] [La] qualité [du texte de Cristina Comencini] tient à la rigueur de la construction, à l’aisance du style, bien rendu par la traduction, et avant tout à la poésie qui émane d’Isabella, l’« étrange enfant » qui toute petite escalade le mur de la propriété pour « voir le monde », fuit très tôt la réalité en se créant un univers fantastique, et finira par se perdre dans la mer lumineuse de la Grèce. Ayant tout juste eu le temps de murmurer à l’oreille de la petite fille qu’elle ne verra pas grandir : « Dans une nuit de pluie et d’éclairs, deux fillettes, deux gouttes d’eau d’un même nuage, étaient arrêtées sur la vitre où elles étaient tombées, immobiles. » Ce qui peut constituer une réponse à l’interrogation sur le sens de la vie : sages ou fantasques, soumis ou rebelles, forts ou faibles, nous ne sommes pas plus que ces gouttes éphémères glissant sur le verre du temps.