L’Âne, février 1982, par Gérard Haddad
Une hirondelle ou le printemps ? Le désert des grands textes hébraïques traduits en français peu à peu s’anime. Sans doute les parutions de ces derniers mois ne répondent pas aux véritables urgences, ni à la propédeutique souhaitable. Quel éditeur méritant tentera l’aventure de publier une traduction – nécessairement critique et commentée – du Talmud, du Midrach Rabba, vraies clés de voûte et passages nécessaires pour pénétrer véritablement cette littérature ? Dans le pays de Munk, de Georges Vajda – disparu il y a quelques semaines dans une pénible indifférence – qui relèvera la gageure ?
Une jeune maison d’édition, Verdier, paye ici d’exemple qui, après le Guide des égarés de Maïmonide, nous donne une traduction digne de ce nom d’une autre œuvre maîtresse le Zohar. Disons-le : nous avons éprouvé de l’émotion à ouvrir le premier tome paru – quatre autres suivront –, de l’admiration aussi, pouvant mesurer l’effort inouï des deux vaillants éclaireurs – traducteurs – annotateurs Charles Mopsik et Bernard Maruani.
Le Zohar est cette œuvre, la plus importante de la littérature kabbalistique qui a hanté tant d’imaginations et d’intelligences depuis le Moyen Âge jusqu’en notre siècle où Malcolm Lowry structura d’elle son Au-dessous du volcan.
L’histoire même du livre participe à son étrangeté. Au XIIIe siècle, Moïse de Léon, un rabbin espagnol de l’Âge d’Or, annonce la découverte d’un volumineux manuscrit, écrit par un maître talmudiste du Ier siècle, R. Siméon bar Yohaï, révélant, dans un commentaire kabbalistique duPentateuque, les secrets derniers de l’homme et de l’Univers. D’emblée le livre s’impose dans le monde juif, de l’Espagne au Yémen en passant par la Pologne, mais son influence s’étend largement au-delà du judaïsme. À cette différence que les juifs vont réserver à ce texte, hautement ésotérique, un traitement parfaitement exotérique. Rares étaient les bibliothèques familiales les plus humbles qui n’en possédaient pas quelque traité. On en lisait des pages, non dans le secret de quelque grenier et au milieu de la nuit, mais très ouvertement, à la moindre fête familiale, sans doute sans trop comprendre ce qu’on lisait, en tout cas sans l’odeur de soufre qui connote en Occident cultivé le nom même de Zohar (Lumière ou Splendeur).
À la fin du XIXe siècle et surtout au XXe – la première place revenant ici à G. Scholem – on découvre, par un travail de critique serrée, que l’ouvrage ne pouvait pas avoir été écrit dans la Palestine sous le joug romain, mais en Espagne. À preuve : il contient dans son idiome, un araméen particulier au lexique pauvre, des mots… d’espagnol. Moïse de Léon, l’auteur véritable du livre, n’était pas un archéologue mais un écrivain. On devine l’émoi dans les cercles kabbalistes.
En définitive reste le livre lui-même, œuvre forte qui supporte très bien de n’avoir pas été écrite par le prestigieux R. Simon et son fils dans une grotte de Galilée.
Cette traduction avec ses notes permet d’emblée d’écarter un certain nombre d’erreurs et de vérifier la thèse que nous soutenions (Gérard Haddad, L’Enfant illégitime. Sources talmudiques de la psychanalyse, Hachette) : au début était le Midrach et le Talmud. Les techniques d’interprétation midrachiques, les citations de la littérature talmudique forment la trame même du texte, véritable commentaire ésotérique du Talmud en certains passages.
Mais comment lire ce texte ? Car la première impression est certaine : texte illisible assurément.
En rappelant d’abord que le caractère d’illisibilité n’est pas propre au Zohar précurseur ici de grandes productions littéraires de notre siècle, d’Ulysse ou de Finnegan’s Wake de Joyce sans parler du champ freudien où la Traumdeutung et les Écrits de J. Lacan résistent tout aussi efficacement à l’immédiate lecture. J’invite le lecteur, dans un premier conseil, à faire l’expérience de lire ce texte, d’abord sans rien comprendre, en se laissant porter par « sa musique », son étrangeté. Curieusement cette lecture apparaît possible, captivante même.
Second conseil, bien personnel : garder à l’esprit que les espaces célestes et divins que le texte explore, sont ceux de la réalité psychique dont nul ne sort, qu’il n’y a d’espace pour l’être parlant que l’intervalle séparant le sujet de l’objet, lacanien s’entend. En définitive, $ a, devient une excellente rampe de lecture.
Rapidement l’intérêt s’éveille et se renforce par la rencontre de formules étrangement familières : « Lorsque le mot Roi seulement est évoqué il désigne le Féminin dont dépend la parole », « C’est pourquoi Elohim (un des noms de Dieu – G. H.) – La Mère – proposa “faisons l’homme” ».
Le lecteur se trouve nécessairement mené à l’autre question, latente dès le départ : quelle influence Lacan reçut-il de ces textes kabbalistiques – ce dont lui-même faisait aveu en incidentes sans doute discrètes mais répétées ? Des expressions comme « la face féminine de Dieu », « La Femme est un des Noms-du-Père », « il n’y a pas de rapport sexuel » rencontrent ici un puissant écho. A contrario Freud ne dut jamais ouvrir ce livre. Le sacrilège qu’il croyait opérer en faisant de Moïse un Égyptien aurait été ramené à sa juste mesure puisque pour le Zohar le mot même « égyptien » désigne sur un mode quasi univoque Moïse. Les voies de retour du refoulé sont décidément impénétrables !
On le voit, les psychanalystes et ceux qui s’intéressent à leur discipline constituent « de nature » des destinataires privilégiés de ce livre.
Une réserve cependant. Une mystérieuse maladie frappe en effet les traducteurs français les mieux intentionnés. Ne nous a-t-on pas proposé dans le journal de l’analyse de l’Homme aux rats, de rendre l’erlebnis allemand par « vivance », inconnu à M. Littré ? Un phénomène analogue apparaît ici : le mot Hol, le « profane » opposé au sacré, est traduit par… « la ronde des jours » ! parce que hol évoque par sa racine le cercle (mais également, le sable, les dunes, la maladie, etc.). Cette fâcheuse audace traduisante sur un mot clé gâche bien des passages.
Audace qui aurait sans doute trouvé un meilleur emploi à propos du terme Berechit, le premier mot de la Bible, rendu très uniment par « Au début », terme dont le commentaire est l’objet de près du quart de l’ouvrage. Pourquoi ? Parce que sa compréhension est pour la pensée hébraïque hautement problématique d’où le nombre d’interprétations proposées. En serrant au plus près l’expression, il conviendrait de la traduire par « Avec x (un certain richit) Dieu créa ». Quel est cet x ? C’est à le déterminer que Midrach et Kabbale s’emploient avec l’intuition fondamentale querichit, l’x recherché, c’est le Verbe, le langage. La démarche du kabbaliste acquiert ainsi un nouveau relief pour le lecteur.
Bien évidemment ces critiques pèsent peu devant l’éloge que mérite l’effort écrasant des traducteurs. Nous attendons impatiemment la suite !