L’Arche, juillet 1983, par Jean-Luc Allouche

Là où mes secrets sont, là sont mes fils…

Le Saint-Béni-Soit-Il avait prévu « que les nations traduiraient la Thora et la liraient en grec et alors diraient : “Nous sommes Israël et jusqu’à maintenant le fléau de la balance n’a pas encore penché en faveur de l’un ou de l’autre.” Le Saint-Béni-Soit-Il dit aux nations : “Je ne sais pas ; mais là où mes secrets sont, là sont mes fils.” À quoi faisait-Il allusion ? À la Michna, qui a été donnée oralement. »

Ce midrash, dans sa merveilleuse ironie et stratégie de contournement, indique bien les limites et les tentations que toute traduction voit s’opposer par la veine majoritaire de la tradition juive. Celle-ci a toujours été réticente, voire rebelle, à voir saisi dans les signes d’une graphie étrangère ce que les circonstances historiques tragiques avaient déjà figé dans l’écriture « assyrienne » de l’hébreu et de l’araméen : la Thora véhiculée par le souffle de la bouche. Comme un pis-aller presque consenti au trésor de la mémoire, elle-même menacée, alors que la chaîne des générations et de la transmission de maître à disciple maintenait vivante une Parole dont la source émergeait du Sinaï et irriguait sans fin la Thora vivante.

Cette fixation sur texte d’un flux de dialogue n’est peut-être pas étrangère à une certaine sacralisation, voire pétrification, de ce qui fut toujours échange, controverses, polémique, débat, réflexion, et dont nous subissons le prix aujourd’hui. Peut-être, mais ceci est une autre histoire…

Les Sages durent vivre presque dans le supplice la traduction de la Thora en grec qui leur fut contemporaine, « jour douloureux comme celui pendant lequel fut façonné le Veau d’Or ». La possession de cette langue, comme de toute langue étrangère, n’était pas loin de passer à leurs yeux comme l’outil du dénonciateur, de l’indic, comme la limite du passage à l’ennemi, bien avant le fameux et ressassé traduttore, traditore… Sauf pour les femmes, dont ils consentent à l’en « parer ». Est-ce parce que la loyauté féminine est à leur sens plus sûre ? On veut le croire…

En tout état de cause, les rabbins du Talmud, s’ils se sont résignés en quelque sorte à une traduction, en grec – la langue de la traduction par excellence pour eux, langue « esthétique » à leurs yeux s’il en fut – de la Thora « écrite », ont réservé au Talmud la liberté de pensée (et de ton, souvent) qui étaient leurs, ce Talmud, dont ils ont fait une utopie, au sens propre, un non-lieu de l’esprit et de la foi. Jusqu’à ce que naissent les livres et leurs frontières de papier. Frontières néanmoins transgressées et comme violées par le commentaire nécessaire et le commentaire du commentaire.

On peut estimer même que, d’une certaine manière, le passage de l’enseignement par l’apprentissage de l’œil n’aura jamais la fidélité de l’authenticité que recèle la pédagogie de l’oreille. Que jamais la lecture n’aura la vibrante richesse de l’étude par l’écoute.

Arlette Elkaïm-Sartre, en se lançant dans cette « entreprise folle », selon ses propres mots, de traduction du Eïn Yaakov de Yaakov Ibn Habib, avait sans doute à l’esprit toutes ces contingences. Elle s’en est d’ailleurs expliquée ici même : on pourrait y voir une de ces voies de retour qu’empruntent désormais nombre d’intellectuels revenus et recrus des aventures du siècle, au risque de confisquer de leurs péremptoires enthousiasmes et découvertes la parole plurielle d’une communauté moins fringante que ses fils prodigues ! Ce serait, en l’occurrence et pour ne juger que cette seule œuvre, mesquin et obtus.

D’emblée, il faut l’affirmer : cette traduction de plus d’un millier de pages n’a ni l’amphigouri euphémique des traductions du siècle dernier, ni les obscurités patoisantes et hébraïcisantes de traductions plus modernes. L’ambition de ce projet est claire : donner à lire, dans la fluidité et la ductilité de la langue de Voltaire, une sagesse dont, plus qu’une autre à son tour, on a vanté les sublimes mystères ou dénigré les sombres archaïsmes, sans se préoccuper pour autant d’en rechercher la source. Pour autant, n’est-ce qu’un ouvrage à destination d’une Rive gauche en mal de monothéisme légiférant et antitotalitaire à la mode ? Non pas, car le lecteur juif y trouvera son suc, pour peu qu’il veuille bien dégrossir son esprit et guetter en lui l’écho d’une euphonie hébreu qui n’a pas pu tout de même totalement s’évanouir en lui. Au reste, Arlette Elkaïm-Sartre en reste consciente : nulle traduction ne pourra jamais remplacer le face à face du maître et du disciple, leur confrontation intellectuelle, le duel des questions et des réponses. En ce sens, ce serait une injustice de considérer un tel travail avec condescendance, comme un de ces livres « extérieurs » que la Tradition rejette et condamne. Mais plutôt serait-il de l’envisager comme un livre « latéral », à placer – fraternellement en somme – à côté de l’original et à consulter dans un aller-retour incessant. Pour autant que nous ayons pu en juger, et en procédant par sondages nombreux dans les nappes du texte, la traduction reste fidèle à un « entre-deux » de la lettre et de l’esprit, car ni la lettre ni l’esprit ne sont transmissibles tels quels hormis précisément dans l’étude orale. Sans doute pourra-t-on, ici et là, argumenter avec l’auteur, comme nous l’avons fait, sur telle ou telle option sémantique, regretter ici ou là l’absence d’une note pour éclairer telle ellipse. Mais c’est revenir, en ce cas, à poser tout le bien-fondé de toute traduction. Au risque de se murer dans l’immanence, de se réfugier avec superbe dans l’indicible, des entreprises de cette nature, avec les risques qu’elles comportent, doivent être considérées comme salutaires et doivent être acceptées comme telles.

Trop souvent, les maîtres patentés ne distillent leur savoir qu’à dose homéopathique, dans des cénacles élitistes ou piétistes, sans toujours oser affronter le regard des autres. Qu’ils considèrent un tel travail comme une propédeutique à leur enseignement, sinon il nous faudrait nous résoudre à penser qu’un certain judaïsme de l’intangible n’a plus aucun rayonnement.

Ce travail monumental d’Arlette Elkaïm-Sartre correspond sans doute à un parcours individuel dont elle est seule juge, mais non seule comptable. La parole qu’elle donne à lire s’entend comme une voix collective qui la dépasse et aussi comme un chant intérieur. C’est peut-être en quoi elle est moderne et en quoi le lecteur d’aujourd’hui pourra y pénétrer sans crainte ni révérence.

Il reste à saluer le travail exemplaire qu’effectuent les éditions Verdier (éditions du Zohar, du Guide des Égarés, etc.) en offrant ainsi des sources inaccessibles et à souhaiter à cet ouvrage le sort que subissent, dans les cercles d’études et les yéchivoth, les gros in-folio du Talmud : saisis, reposés, feuilletés, écornés, usés, déchirés, dans un mouvement amoureux et de corps à corps perpétuel, ils témoignent de cette vertu entre toutes élue : la passion de l’étude. La modestie au ras du texte. La liberté de l’idée contre le sacré du mot d’ordre. Le souffle de la parole contre le marbre de l’écrit.