L’Arche, mai 1999, par Maurice-Ruben Hayoun
Charles Mopsik et l’histoire de la Kabbale
[…] Charles Mopsik nous offre une belle traduction du Zohar sur le Cantique des cantiques. Dans une introduction brève et éclairante, il situe ce petit écrit dans l’ensemble du corpus zoharique et relève la singularité de ce rouleau biblique dans l’histoire de l’exégèse judéo-médiévale, qu’elle soit d’orientation philosophico-allégorique ou résolument mystique. Déjà, dans la littérature talmudique, on sent que le statut de ce livre d’amour a été très longtemps controversé. Les talmudistes mettaient en garde quiconque chanterait ce cantique comme une chanson d’amour vulgaire (ke-min zémer) et l’on allègue la décision de rabbi Aqiba qui y voit la quintessence même de la sainteté. C’est cette idée que l’auteur du Zohar développe à l’aide d’hyperboles (II, 143a) : le Cantique des cantiquesdevient un archétype intelligible de la Torah dans son ensemble et une typologie des mystères de Dieu et de la nature. Les philosophes médiévaux y verront, quant à eux, une allégorie de l’union entre l’intellect agent, intelligence cosmique préposée au gouvernement du monde sublunaire (dit aussi notre bas monde), et notre intellect hylique, c’est-à-dire engagé dans la matière.
Il est indéniable que l’exégèse mystique du Cantique, telle qu’elle se lit dans cette partie duZohar, tente de faire pièce aux philosophes. Lecteurs attentifs des textes sacrés, les pré-kabbalistes avaient repéré, dans la description de la bien-aimée, le terme hébraïque qomatekh (ta taille, ton corps), et ce même mot s’est retrouvé dans le titre d’un curieux opuscule nommé Shi’ur Qomah (Mesure de la taille de Dieu). C’est ainsi que le héros mystique du Zohar, Siméon ben Yohaï, s’entretient avec le prophète Élie, le seul grand prophète auquel la tradition n’attribue pas de livre spécifique. Il faut savoir que la révélation des mystères (galley razaya) est directement reliée à ce même prophète Élie qui intervient abondamment dans ce commentaire et réserve la primeur de ses informations à un interlocuteur privilégié, Siméon ben Yohaï.
Le traducteur se demande qui a écrit ce commentaire zoharique du Cantique des cantiques et affirme qu’il ne peut s’agir que de l’auteur de la partie principale du corpus ; il faudrait, cependant, étoffer les preuves stylistiques et philologiques, car ce commentaire ne révèle pas vraiment de profondes affinités idéologiques avec la majeure partie de l’œuvre.
La première partie, consacrée au Midrash ha-né’élam (Midrash occulte) sur le Cantique des cantiques, frappe par ses renvois presque exclusivement à l’Ecclésiastique et aux Proverbes. Quant au commentaire lui-même, on y lit de sagaces et profondes remarques sur le monde séfirotique où dominent, comme à l’accoutumée, les symbolismes de Bina, de Tif’érét et de Malkhout. Très judicieuse nous apparaît la traduction interprétative du Zohar du passage ki tobim dodékha miyayine : non pas des caresses « meilleures que le vin » mais tout bonnement « provenant du vin » (mi-yayine). Très ingénieuse est l’interprétation zoharique de Cantique 1 ; 4 qui enjoint de « se réjouir en toi » (BaKH) : c’est la valeur numérique de l’expression BaKH, c’est-à-dire 22, les vingt-deux lettres de l’alphabet hébraïque, par lesquelles Dieu a créé l’univers. Cette mystique des lettres se manifeste de nouveau (p. 142) dans un passage qui dit que « les lettres n’étaient pas encore inscrites jusqu’à ce qu’elles pénètrent au sein du palais caché. Les lettres en ressortirent à l’état liquide et ensuite se cristallisèrent. » Ce passage me rappelle un développement de même nature sous la plume d’un grand averroïste du XIVe siècle, Moïse de Narbonne, qui conserva, au soir de sa vie, dans les strates archaïques de son âme quelques images profondément mysticisantes de sa jeunesse. […]