L’Arche, octobre 1981, par Arnold Mandel

Le Zohar suspect et sublimé

Le monument de la mystique juive, dans une nouvelle et remarquable traduction.

Le judaïsme de foi pratiqué et vécu, le religieux juif quotidien et son articulation, dans sa démarche spirituelle même, peuvent très bien se passer de connotation mystique explicite et encore demeurer féconds sur le terrain traditionnel et la piste balisée de la religion ésotérique qui comporte une éthique, des notions de droit concrétisées en une législation et un esprit du législateur, à la limite une philosophie sous les espèces d’une ontologie sanctifiée et aussi une poésie dans l’illumination rituelle de l’habituel, du routinier et du profane par le flambeau du sacré. Bref, c’est un « humanisme » en référence à un absolu (alors que l’humanisme laïque ne se situe que dans le relatif). Cependant, cette pratique suffisante, avec ses limites, est aussi un refus de confrontation avec le « fond du problème », refus parfois formulé à la source : « hachamaïm, chamaïm ladonaï… », « le ciel est ciel à Dieu et la terre est devant (ou pour) l’homme ». Invité à se tenir au terrestre, sinon au terre à terre, le mystique est celui qui se met en infraction avec cette mise en garde en suivant la pente de son esprit et le penchant de son âme. Il s’approche ainsi de la zone périlleuse du péché originel. L’arbre de la Science du premier chapitre de la Genèse ne fut-il pas quelque peu zoharique ?
Cependant, avec sa symbolique élaborée et structurée et ses images cependant fulgurantes, son angélologie et sa démonologie, sa théosophie aux facettes et tellement en contraste avec les profils sommaires sous ce rapport du judaïsme non ésotérique, sa spéculation globale à cet égard, fondée sur le mystère de l’Ein Sof, et l’infini juif, la cabale juive, déjà suspecte aux philosophes juifs du Moyen Âge hispanique, ignorée ou âprement réprouvée par le rationalisme du XIXe siècle, n’est jamais devenue, en tant que telle, hérétique dans le judaïsme, en dépit de redoutables incidents de parcours, lors de la période sabbatéenne. Le mystique juif ne se détache jamais du centre de gravité du dénominateur commun, ne sombre jamais dans la gnose diffuse et agénique, demeure en premier lieu un fils de la Tora et un juif intégral. C’est pourquoi pour l’orthodoxie juive moderne, comme pour l’ancienne – le Gaon de Vilna était un cabaliste, tout comme ceux qu’il avait fait excommunier : les hassidim. Le Zohar demeure un livre saint, à la fois sublimé et suspect, parfois mis sous le boisseau, et cependant enseigné, avec des mesures préventives et des restrictions : pas d’initiation au Zohar, avant l’âge de 40 ans.

La récente parution aux Éditions Verdier d’une nouvelle traduction du Zohar (l’ancienne version française, celle de Jean de Pauly, a mauvaise réputation. Le plus grand connaisseur de la mystique juive, le professeur Scholem, la juge déplorable) avec, en complément, celle du Midrach Hanéélamest un grand et heureux événement et avènement dans les annales de la Judaïca en France. Les deux traducteurs, Charles Mopsik, pour le Zohar et Bernard Maruani, pour le Midrach, ont également annoté leurs respectifs textes. La rigueur de la traduction, renonçant à toute stylisation et entièrement tendue vers la plus grande exactitude, est le fruit de longues années d’effort.

L’excellente introduction se signale non seulement par son érudition, mais aussi et encore par la très grande liberté d’esprit de son auteur, remettant entre autres, en question l’importance du différend entre les historiens qui situent la genèse du Zohar, en Espagne, au Moyen âge, et les traditionalistes qui l’attribuent à Bar-Yohaï.